« Champs de bataille » : la seconde guerre des tranchées

Champs de bataille est une BD percutante, accessible et fondée sur des années de recherche. Son contenu âpre nous colle un vrai coup de bambou, mais sa lecture est essentielle pour tous. Une œuvre d’utilité publique, vraiment incontournable !

Champs de bataille -Inès Léraud et Pierre van Hove
© 2024 Léraud / Van Hove / Delcourt / La Revue dessinée

D’abord, de quoi ça cause ? Du remembrement, pardi ! En gros, en très gros : dans l’immédiat après-guerre, le pays est dévasté. C’est l’occasion ou jamais de faire entrer de plein fouet notre glorieuse nation dans la modernité et de l’arracher aux pécores qui, trop nombreux, entachent l’image du pays. Dans la foulée du plan Marshall, reprenant à son compte un projet ébauché sous Vichy, le gouvernement va littéralement bouleverser le pays afin de le rendre compatible aux lois du marché mondial. Pour cela, il pourra compter sur son bras armé, la FNSEA, qui, favorable à cette politique, va s’acharner à remodeler les terres et le paysage français en usant de techniques de lobbying éprouvées, ou distribuant des primes aux plus gros exploitants. Une nouvelle guerre commence alors, menée cette fois à coups de bulldozers, qui verra progressivement l’ensemble des terres redistribué sans aucune prise en compte des réalités de terrain.

Champs de bataille -Inès Léraud et Pierre van Hove Malgré des mouvements d’opposition forts et parfois musclés, l’État va ainsi raser les haies, faire disparaitre les chemins creux et moussus, ainsi que les parcelles en partie boisées, et même détourner les cours d’eau, tout cela afin d’adapter le pays aux dictats du commerce et de l’industrie mondiales. Et c’en fut rapidement terminé de la vie d’avant, de cette existence certes harassante, mais bonne et simple, et qui voyait les communautés rurales vivre en intimité complète avec leur environnement. Les conséquences vont, on s’en doute, se révéler désastreuses, au point qu’elles se font encore et pleinement sentir aujourd’hui. Conséquences humaines : diminution du nombre de paysan (presque 9 sur dix), destruction des structures sociales villageoises, querelles de voisinages, perte d’autonomie, de compétences, de sens, endettement, stress, suicides en masse… Mais également conséquences écologiques d’une extrême gravité : destruction des écosystèmes, disparition des prédateurs, prolifération des espèces devenues du coup nuisibles, pollution des sols et des rivières, sécheresses et inondations (apparues dès les premières années du remembrement)… On en est là ! Ce que nous vivons actuellement en France, est en grande partie une conséquence directe de politiques agricoles menées au détriment des populations. Il suffit de lire cette BD pour vous en convaincre !

Le dessin est nickel et se concentre sur l’essentiel, et la mise en couleur est très efficace, voire audacieuse parfois. Le récit quant à lui est très bien ficelé et opère d’incessants aller retours entre l’Histoire et le concret, le passé et le présent. On passe de l’intime au général, sans heurt. On comprend vite, et grâce à un abondant matériel en annexe, ainsi que par de multiples renvois bibliographiques disséminés tout au long de la BD (références de livres, d’émissions télé ou radio, de documentaires filmés, d’articles), on sent le sujet exploré dans ses moindres recoins. Tout cela est très solide.

Rarement, je n’ai ressenti une telle nostalgie, qui plus est pour une période que je n’ai même pas connue (ou si peu, dans ses ultimes râles d’agonie), mais franchement, il y a de quoi tirer toutes les larmes de votre corps, ou susciter en vous une colère sourde. Parce que le pire dans tout cela, c’est qu’en réalité, on savait ! L’État savait et n’ignorait rien des conséquences de cette politique brutale imposée envers et contre tout !… Heureusement, les dernières pages offrent une lueur d’espoir. Disons plutôt une étincelle d’espoir tant les dommages semblent aujourd’hui irréversibles. Mais lire cette BD constitue une première étape : mieux comprendre comment on en est arrivé là, en l’occurrence ce qui s’est joué en France au sortir de la deuxième guerre mondiale. En vingt ans à peine, la figure du paysan, dépositaire millénaire du paysage, a été effacée par celle de l’agriculteur, pour connaitre aujourd’hui le triomphe de l’exploitant agricole, ce qui en dit assez long…

Dans toute guerre, il y a inévitablement deux camps. Avec la nuance que suppose ce genre d’exercice, Inès Léraud et Pierre Van Hove montrent cependant avec brio comment cette guerre a vu s’opposer deux mondes, deux conceptions inconciliables du travail de la terre ; l’une vécue comme un lien indéfectible avec l’environnement, et l’autre considérée comme une activité lucrative dont la terre n’est qu’une source de profit. Dès lors, un choix se dessine et s’offre à nous : la bourse ou la vie ? Le capitalisme ou un système à inventer ?

Arnaud Proudhon

Champs de bataille
Scénario : Inès Léraud
Dessin : Pierre Van Hove
Editeur : Delcourt
192 pages – 23,75 €
Parution : 20 novembre 2024

Champs de bataille – Extrait :

Champs de bataille -Inès Léraud et Pierre van Hove
© 2024 Léraud / Van Hove / Delcourt / La Revue dessinée

Pour aller plus loin : Interview des auteurs (émission « À l’air libre » – Mediapart)

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