« Bristol » de Jean Echenoz : une fête de l’absurde !

Dans son nouveau roman, Bristol, Jean Echenoz fait d’un cinéaste raté le protagoniste d’une histoire loufoque, récit de la genèse d’un film en même temps que polar et vaudeville. Une fantaisie parodique au parfum de nostalgie qui déjoue les conventions romanesques et célèbre le pouvoir des mots.

Jean Echenoz,
© Mathieu Zazz

Ni ville anglaise, ni invitation sur papier glacé, ni palace parisien, « Bristol » est le protagoniste du dernier roman de Jean Echenoz. Bristol, de son prénom Robert, est un cinéaste de quatrième zone dont nous allons suivre les tribulations depuis la rue des Eaux (XVIe arrondissement) où il habite, jusqu’à Nevers, Limoges, Arcachon… puis sur un tournage en Afrique – « postcoloniale », comme le narrateur se plaît à le préciser. Mais patience, on n’en est pas encore là : en ce frisquet matin d’automne, un corps nu tombé du cinquième étage de son immeuble s’écrase au sol, à quelques mètres de lui. Début d’un polar ? Que nenni. D’ailleurs Bristol n’a rien vu, rien entendu non plus. Le ton est donné et c’est ainsi que l’auteur nous balade, dans les deux sens du terme, tout au long des deux cents et quelques pages d’un roman qui en prend à son aise avec les codes du genre. L’intrigue, il ne s’en soucie guère. Il l’oublie volontiers, se laisse aller à de longues digressions, puis finit par retrouver in extremis le fil de sa narration parce qu’il le faut bien – eh oui, la bonne volonté du lecteur a ses limites.

bristol-echenozDe ce Bristol, Echenoz fait un anti-héros, homme médiocre, cinéaste sans talent, créature inadaptée à son époque, un de ces losers qu’il aime mettre en scène, curieusement capable de prêter longuement attention à une simple mouche alors qu’il n’a pas vu un homme s’aplatir quasiment à ses pieds. Attendrissant pourtant à force d’échecs et de désillusions… Echenoz s’amuse à peupler son univers de fantaisie d’individus réduits à quelques traits, dont certains semblent tout droit sortis d »une BD. Il les peint avec une distance amusée, une fausse ingénuité, n’hésitant pas à interpeller le lecteur pour faire de lui le témoin – l’acteur ? – de leur histoire. S’il les regarde sans complaisance mais non sans tendresse, c’est parce qu’au fond leurs faiblesses sont les nôtres. Et s’il dénonce le petit monde du cinéma, ses illusions, ses ridicules et ses faux-semblants – le CV de Michèle Severinsen est une pépite – il suggère qu’il est un microcosme, révélateur du rôle dévolu à plus grande échelle à chacun d’entre nous.

Bristol ne vaut évidemment pas par son intrigue. Echenoz la traite avec suffisamment de désinvolture pour que nous ne prenions pas au sérieux ce faux polar, ce faux récit de la genèse d’un film, ce faux vaudeville. Son plaisir, c’est de détourner les conventions romanesques, de déjouer les attentes du lecteur. Inventivité, loufoquerie, Bristol est une fête de l’absurde, semée d’improbables péripéties, celles qui, sur le mode parodique, émaillent le tournage du nanar africain ou animent la vie de l’immeuble de la rue des Eaux. Une fête aussi de ces mots dont Echenoz se délecte, avec un goût particulier pour les termes rares, méconnus, oubliés, les clins d’oeil que constituent l’intertextualité subtile et l’érudition exhibée ; ces mots qui ont le pouvoir de faire naître la nostalgie en nous transportant dans un monde révolu. Avec sa narration foutraque que viennent dans cesse interrompre des commentaires décalés, Bristol est un roman qui parle surtout du roman, regard jubilatoire sur le monde qui fait du langage une manière de tenir le tragique à distance.

Anne Randon

Bristol
Roman de Jean Echenoz
Éditions de Minuit
208 pages – 19€
Date de Parution le 2 janvier 2025

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