Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, un album qui, sans être le premier d’une discographie, fut l’un de ceux où presque tout commença.
Qu’est-ce que le début d’une carrière ? Où et comment commence une trajectoire d’artiste ? En 1964, Vincent Damon Furnier a seize ans et envisage de participer au concours de talent de son lycée. Pour s’accompagner, il débauche quatre de ses condisciples : Glen Buxton, Dennis Dunaway, John Tatum et John Speer. Baptisés The Earwigs, puis The Spiders, puis Nazz, ils remplacent les deux John par Neal Smith et Michael Bruce avant de quitter l’Arizona pour Los Angeles en 1967. Arrivés sur place, ils apprennent que Todd Rundgren mène déjà un groupe nommé The Nazz. Ils choisissent de s’appeler Alice Cooper, pour créer un décalage en appliquant un nom de gentille mamie à leur rock bizarroïde. La confusion entre cette identité et celle de Furnier le poussera à en faire son nom de scène, ajoutant un niveau d’outrage à leur aura.
Leurs premier concerts durent en moyenne dix minutes, le temps de vider la salle et de se faire virer par les gérants. Alléché par tant de bad buzz, Shep Gordon contacte Frank Zappa. Celui-ci invite le groupe à « passer à la maison à sept heures ». Crédules, les cinq chevelus le réveillent en sursaut à sept heures du matin et Zappa les signe sur le champ. Fans de surréalisme, ils se cherchent une image, traînent avec les GTOs, se mettent à porter du maquillage et des paillettes. À l’heure où glam rock ne veut encore rien dire, les réactions sont mitigées. Los Angeles est en plein Summer of Love et les hippies sont peu réceptifs au théâtre musical et à l’androgynie, deux artifices revendiqués qui cadrent mal avec l’authenticité en vogue chez les émules de Woodstock.
En 1969, Pretties For You fait donc un bon gros four, trop bizarre pour le public psyché. L’année suivante, Easy Action reçoit un accueil sensiblement similaire en dépit d’une approche moins expérimentale. Fuck it, se dit Furnier, natif de Detroit. Si la Californie ne veut pas de nous, autant rentrer à la maison. Laquelle a bien changé depuis leur départ, ayant vu éclore le hard garage contestataire du MC5 et la furie pré-punk des Stooges. Le public, un brin traumatisé, est néanmoins présent. Le groupe prend confiance et Gordon récidive en appelant Richard Richardson pour leur produire un single. Richardson, qui a la grosse flemme, donne le change en leur envoyant son stagiaire, un certain Robert Alan Ezrin, dit Bob, âgé d’à peine dix-neuf ans, avec pour consigne d’écouter d’une oreille sans donner suite. C’est sans compter une performance à Max’s Kansas City, lors de laquelle Ezrin a une révélation et décide de signer le groupe. Il rentre à Toronto et annonce la nouvelle à ses patrons, qui font la gueule mais finissent par accepter à une condition : « Tu les a signés ? Tu te démerdes ». Le jeune Bob sera donc le seul membre du label à travailler avec Alice Cooper, et leur collaboration est immédiatement fructueuse. Ezrin persuade le groupe de raccourcir ses jams pour en tirer le single I’m Eighteen / Is It My Body, dont le succès radiophonique convainc Warner de financer un album, enregistré en fin d’année 1970 aux studios RCA de Chicago.
Pour être honnête, si l’on fait exception des deux sorties californiennes, la discographie du Alice Cooper Band ne contient pas d’album « faible ». Killer, School’s Out et Billion Dollar Babies sont trois chefs-d’œuvre et Muscle of Love, souvent retenu comme le parent pauvre de leur carrière, demeure chaudement recommandable. Pourquoi, donc, avoir choisi Love It To Death ? C’est qu’il contient déjà ce qui fera la force des albums suivants, sans pour autant ressembler à un essai. Ce qui frappe immédiatement, à l’écoute de Love It To Death, c’est la solidité de ce que l’on entend. Un album totalement abouti, par un groupe qui écrit, joue et sonne incroyablement bien. Le tandem des Gibson SG de Buxton et Bruce navigue une ligne rêvée entre garage US cradingue et héroïsme british. Neal Smith est un batteur d’un grand dynamisme, dont le jeu est toujours au service des chansons, et Dennis Dunaway est l’un des meilleurs bassistes d’une décennie encore neuve. Son jeu agile, dans la lignée de John Entwistle, apporte aux compositions une sophistication à la hauteur de leur présentation scénique. Mentionnons justement qu’un certain David Bowie, cherchant à persuader ses propres musiciens d’arborer paillettes et lamé, parviendra à ses fins en leur payant des places pour voir Alice Cooper en 1971. Les futurs Spiders From Mars sont convertis par le concert, qui leur prouve qu’on peut se maquiller à outrance sans rien lâcher sur la musique. Sur Love It To Death, les cinq membres n’hésitent d’ailleurs pas à signer leurs propres chansons. La charge hard glam de Long Way To Go est ainsi créditée à Bruce, le labyrinthe macabre de Black Juju revient à Dunaway, et Smith est l’auteur de Hallowed Be My Name, propulsé par des roulements de fûts carnavalesques en diable. Furnier, quant à lui, est à l’origine de Second Coming, à la fois un hommage et un tacle aux Beatles fraîchement splittés.
Il est d’ailleurs intéressant d’examiner Love It To Death à l’aune des tendances de son époque. Les parallèles sont possibles, sans pour autant encapsuler la singularité de ce que l’on entend. Il y a une dimension stonienne dans l’outrance calculée de Caught In A Dream, mais l’exécution est à la fois plus vénéneuse et techniquement aiguisée que ce que Let It Bleed a proposé. Le texte de I’m Eighteen fait écho à l’ennui existentiel des Stooges sur 1969, mais son esthétique sonore à base d’arpèges et d’harmonica semble émaner d’un moule totalement différent. Long Way To Go pourrait être un cousin éloigné des premiers couplets de Width of a Circle de Bowie, mais son format ramassé doit davantage aux Pretty Things et autres Yardbirds. La lourdeur des guitares évoque le MC5, mais s’en différencie par une précision accrue. Black Juju commence comme le genre de long trip chamanique dont les Doors avaient fait une habitude sur leurs trois premiers albums, mais mute rapidement en théâtre des horreurs, rappelant que le maquillage n’est pas le seul point commun entre Arthur Brown et Alice Cooper. L’orgue électrique qui carillonne en arrière-plan est moins un hommage à Ray Manzarek qu’un transfuge des BO horrifiques des années soixante.
Même sur Sun Arise, le groupe semble n’obéir qu’à ses propres envies, siphonnant l’originale de Rolfe Harris vers un rock teigneux et gouailleur, où Furnier gueule comme si Roger Daltrey avait rejoint la famille Addams. L’image n’est pas hors de propos, puisque la présentation du groupe est régulièrement filée dans les textes des chansons. En témoignent deux des sommets de l’album. En premier lieu, le glam rock de caniveau de Is It My Body, qui égraine riffs crades, crooning reptilien, hurlements de damnés et saillies drolatiques en moins de trois minutes irrésistiblement accrocheuses. On pourrait dire que la voix de Furnier sur le second couplet est une forme de perfection glitter trash à l’américaine, mais le constat est valable pour la performance du groupe au sens large. À l’autre extrême du spectre, il y a cette Ballad of Dwight Fry introduite par la fin de Second Coming. Des accords au piano, un glockenspiel et la voix de Monica Lauer dans le rôle d’une petite fille s’enquérant « Maman ? Où est Papa ? Crois-tu qu’il rentrera un jour à la maison ? ». Le piano module, la guitare acoustique prend le relai, la basse fait signe à la batterie, et il en découle la chanson rock la plus théâtrale depuis les Who de Tommy. Un véritable film gothique pour les oreilles, dans les canons de la Hammer. On aimerait, là encore, vanter les performances vocales, mais il se trouve que le groupe entier opère à ce niveau, entre guitares funèbres, claviers cinématiques et explosions soudaines, au sens propre et figuré.
L’autre raison pour laquelle Love It To Death est aussi important ? Le stagiaire. Vous vous rappelez ? À seulement vingt-et-un ans, Bob Ezrin boucle son premier album en tant que producteur, inaugurant une carrière qui appartient depuis à l’histoire. Accoucheur de The Wall pour Pink Floyd, superviseur du Berlin de Lou Reed et de Destroyer, l’un des albums les moins antipathiques de KISS, l’ancien stagiaire de Richard Richardson a commencé par être celui que les cinq originaux du Alice Cooper Band considéraient comme leur George Martin. Un producteur opérant comme membre honorifique d’un groupe dont il avait su capter le talent pour en tirer un son unique, façonnant une empreinte sonore que les années échouèrent à effacer. De cela, un album fut le déclencheur, la preuve et le premier aboutissement. Plus de cinquante ans ont passé, mais Love It To Death continue de faire honneur à son titre en méritant toute notre adoration.
Mattias Frances