Walter Salles met tout son talent – et celui de son actrice principale, Fernanda Torres – dans une merveilleuse histoire de famille, qui va résister au pire : la disparition du père dans les geôles de la dictature militaire qui régnait sur le Brésil dans les années 70. Un film nécessaire en cette époque où la menace fasciste est à nouveau à l’ordre du jour.
Certes, la dictature militaire installée par les USA à la tête du Brésil des années 70 n’a sans doute pas atteint la férocité de la junte argentine, ou du régime criminel de Pinochet, ce qui fait qu’on en a finalement moins entendu parler dans la littérature, dans le cinéma. Pourtant, alors qu’un fou furieux comme Bolsonaro a pu assumer la présidence dans la plus grande démocratie d’Amérique Latine, et que le populisme d’extrême droite vient de se réimplanter en Argentine, ce que l’on qualifie de « travail de mémoire » est plus que jamais nécessaire : le nouveau film de Walter Salles, cinéaste trop rare, Je suis toujours là, vient rappeler à point nommé ce qui arrive quand on imagine que l’extrême droite respectera les lois et la justice. En Europe, comme aux USA et en Amérique Latine.
Au sein du film merveilleusement lumineux qu’est Je suis toujours là, se cache un cœur terriblement sombre, judicieusement non annoncé par la bande annonce : un long – et éprouvant – passage se déroulant à l’intérieur d’une caserne de Rio de Janeiro où sont interrogés, torturés et tués ceux et celles que les militaires soupçonnent d’être des « terroristes ». C’est un passage que devraient regarder – et « vivre », car l’immersion assurée par Salles et sa formidable actrice, Fernanda Torres, est totale – tous ceux qui s’imagine qu’on peut porter au pouvoir des forces anti-démocratiques, parce que ce seront toujours « les autres » qui en souffriront, et jamais « eux ». Se croyant à l’abri du danger en tant que famille bourgeoise vertueuse, les Paiva vont se retrouver en enfer.
Mais là où Salles démontre qu’il est non seulement un grand cinéaste (on connaît depuis toujours, ou au moins depuis le magnifique Central do Brasil, sa capacité à nourrir la fiction d’une réalité quasi documentaire !), mais un auteur intelligent, c’est qu’il ne fait pas de son film une dénonciation violente de l’horreur fasciste. Je suis toujours là est une peinture la plupart du temps enchantée de la vie d’une famille heureuse, puis de sa survie une fois le père disparu. Dans Je suis toujours là, grâce à une mère à la résilience exemplaire, le bonheur est toujours possible : la dictature, la violence, l’inhumanité, ne sauront triompher longtemps, face à la bienveillance, à l’amour, à la foi en un monde meilleur.
Tiré de faits réels (la disparition de Rubens Paiva, un ingénieur, ex-député de gauche, dans les geôles de la dictature militaire, et le combat mené par son épouse pour tenir sa famille, avant de retourner étudier pour devenir avocate des droits de populations amazoniennes face au vol organisé de leurs terres), Je suis toujours là est d’une crédibilité totale. Le film fonctionne tant dans sa reconstitution époustouflante du Rio des années 70, dans la recréation d’une époque avec son mode de vie et surtout sa musique (merveilleuse BO qui rappelle, si besoin est, combien le « rock » brésilien a été alors créatif), que dans le déroulement des faits, ainsi que dans les interactions au sein de la famille et avec « l’extérieur ». On célèbre à juste titre le travail exceptionnel de Fernanda Torres (fille de Fernanda Montenegro, que l’on verra dans la dernière scène du film), mais objectivement, tout le monde est parfait, y compris les enfants.
Mieux, Salles a mûri depuis Central do Brasil, et évite les excès mélodramatiques qui avaient un peu alourdi ce film : si, ici, à la fin, on a la gorge nouée, et on peut verser une larme, ce n’est jamais parce que Je suis toujours là a joué sur notre corde sensible. Juste parce qu’il raconte une très belle histoire. Une histoire de résistance, une histoire de vie.
Eric Debarnot