Il y a 10 ans, Doria Tillier interprétait des sketchs en présentant la météo sur Canal+. Elle a, depuis, nourri son ton décalé en actrice pour Quentin Dupieux, par exemple. De cette impression d’être une sorcière perdue dans un monde de moldus, elle fait le scénario d’une série inventive et drôle.
Iris, le personnage co-écrit et interprété par Doria Tillier, est institutrice. C’est là sans doute le seul point commun qu’elle ait avec l’instit de Gérard Klein, ou le Remplaçant de Joeystarr. Elle travaille dans une école semblable à toutes les écoles : une maîtresse comme une autre, une madame-tout-le-monde qui, à ses heures de loisirs, imagine des histoires pour enfants qu’elle entend présenter à une maison d’édition spécialisée. La mini-série en 6 épisodes nous plonge dans le quotidien d’Iris, essayant de ménager vie professionnelle, vie littéraire, quotidien de couple, vie affective et relations sociales ; le tout avec un équilibre instable qui va faire l’objet narratif de cette production Canal+.
J’avoue que le pitch n’est pas farouchement emballant, et je n’aurais pas entendu Eva Roques en parler au petit matin sur France Inter, pas sûr que j’y aurais jeté un œil attentif. Parce que, oui, il y a ce pitch prétexte, accompagné d’une « histoire romantique à sa façon » au cœur des 6 épisodes du quotidien de Iris, mais en vrai le sel de cette série n’est pas vraiment ni dans le déroulé narratif ni dans les situations rocambolesques que la scénariste actrice va traverser au fil des des courts épisodes de 26 minutes.
Parce qu’Iris, « madame tout le monde » embarquée dans une vie de quidam « ordinaire », a un problème existentiel : quand bien même elle le voudrait, elle n’arrive pas à se fondre dans le moule social, dans les conventions et convenances de la vie en communauté, intériorisées chez la plupart des protagonistes.
Iris ne sait ni mentir, ni faire semblant. Et quand l’hôte, dans une soirée entre potes, demande si elle a trouvé le repas à son goût … Si Iris n’a pas aimé, il y a peu de chances qu’elle se contente de quelques phrases polies et creuses vantant les mérites culinaires de la personne aux fourneaux. Iris répond toujours, avec une franchise et avec une candeur toutes personnelles, qui la rendent irritante ou insolente, c’est selon son interlocuteur. Attitudes qui ont pour fâcheuse conséquence de lui fermer les portes des relations sociales et des dîners entre amis. Auto sabotage ou cerveau différemment câblé ? Pas facile dans ces conditions d’être une personne normale et adaptée au petit jeu du quotidien, dans lequel tout le monde semble pourtant nager avec aisance. Qu’attendre de son couple qui vivote par habitude ? Comment accepter ou non des concessions à son art littéraire soumis au regard de l’éditeur ? Comment entretenir ces amis lisses et moulés par les codes de la société petit bourgeoise citadine ? Comment se sentir adaptée à la vie en société, comment être heureuse dans la vie en général ? Et dans ce flux d’émotions multiples, dans ce constat d’inadaptation, soudain, une voix concordante : Tom, joué par un François Morel d’une douce justesse. Le mari de son éditrice. Première personne qui, en ce monde, semble comprendre ce qu’elle ressent et disposer de la clé pour atteindre qui elle est vraiment en dedans.
Au travers des 6 épisodes, au cours desquels Iris tente de combler ou d’assumer un sentiment de différence avec ses frères humains, d’une façon réaliste qui fera sans doute sourire plus d’une personne neuro-atypique voyant dépeint par l’humour une grande partie de son quotidien, Doria Tillier et Jean-Baptiste Pouilloux signent une comédie singulière dans le paysage français. Très écrit, et en cela parfois inégal dans le rythme, le scénario de Doria Tillier et Constance Verluca dresse un portrait drôle et grinçant de la possibilité d’assumer sa différence, dans un monde fait de normes intériorisées vécues comme inamovibles.
Il y a des réflexions et des dialogues qui rappellent les séries du début des années 2000, dont une scène de dîner mondain qui semble inspirée par Larry et son nombril. Il y aussi une galerie de personnages que l’on croirait évadés des vieux Woody Allen, tellement normaux qu’ils apparaissent chelous (mention spéciale à Pascale Arbillot en collègue perchée et foutraque qui laisse ses élèves devant le silence des agneaux pour avoir la paix quelques minutes). Il y a un jeu d’acteur parfait, réparti entre la retenue de Morel, l’outrance de Michel Masiero, le cabotinage volontaire de Podalydès accentuant le ridicule de son personnage, la distance éthérée de Jeanne Balibar et la simplicité naturelle de Doria Tillier.
Alors oui, dans un monde où une sortie chasse l’autre, les esprits chagrins regretteront parfois qu’il manque un peu de nerf à cette comédie. Elle m’a pourtant plutôt touché, et continue de me faire sourire quelques semaines après son visionnage. Je n’arrive pas à savoir si j’en retiens le côté narquois du traitement humoristique de la différence, les dialogues ciselés, la subtilité des gags, ou si j’ai envie d’y voir finalement une sorte de lettre au monde adressée par une personne différente à l’attention de toutes les autres, disant : regardez, on peut tout à fait transformer l’expérience douloureuse d’être le seul carré au milieu de cercles. On peut vivre en étant le seul humain un peu différent dans un groupe de gens qui semblent être nés avec la facilité à gérer les rapports sociaux et les règles de savoir vivre. Pour peu qu’on croise l’amour véritable qui ne juge pas et qu’on assume que la norme c’est tout aussi con que la différence, souvent.
Denis Verloes