Le 31 janvier et le 1er février prochains, Christian Décamps montera une dernière fois sur scène avec Ange, le groupe de rock progressif qu’il a créé en 1969 ! Impossible d’ignorer cet événement, marquant la fin d’une époque (lointaine) où un groupe français a, pour une fois, inspiré les musiciens de la scène anglaise, et nous avons pu parler avec Christian, qui est revenu sur cette épopée de plus d’un demi-siècle.
Benzine Mag : On va parler du passé, un peu, Christian, ça te va ?
Christian Décamps : Il faut parler de tout ! Moi, je quitte la scène, personne n’est irremplaçable. D’ailleurs il y en a plein les cimetières, des irremplaçables ! (rires) Ange va continuer, bien sûr : c’est un peu comme Peugeot. A Sochaux, il y a eu le « père Peugeot », avec sa charrette à bras, qui a fabriqué la première Peugeot. Aujourd’hui, il y a toujours des Peugeot, la marque est là, alors que le vieux Peugeot, il y a longtemps qu’il n’est plus là. Ange, c’est la même chose, je ne suis pas Ange, mais les musiciens vont continuer, avec mon fils au chant. Le passé est le passé, mais il y a l’avenir, dont il faut parler…
Benzine Mag : Pour moi et pour les gens de ma génération, qui ne sont plus très jeunes, Ange est l’un des groupes fondateurs de notre passion pour la musique…
Christian : La carrière du groupe, c’est ça, mais c’est aussi le fait que, 55 ans plus tard, le groupe est toujours là, tourne encore. On n’est pas aidés par les grands médias, donc on s’est débrouillés avec nos fans, qui sont fidèles, et avec un association qui vit depuis 30 ans maintenant, qui s’appelle Un pied dans la marge. On sort 4 fanzines par an, pour raconter notre vie, ce qu’on va faire. C’est un média qui nous permet de rester en contact avec les fans. C’est comme ça qu’on peut encore enregistrer des albums, qu’on se produit, qu’on vit. Qu’on « vit d’Ange » ! (rires)
On nous a toujours reprochés de ne pas être Parisiens, de ne pas être venus à Paris. Mais de toute façon, avec les moyens de communication, aujourd’hui, on peut travailler loin de Paris. Le temps n’est plus aux voyages : nous ne nous déplaçons que pour donner des concerts, le reste du temps, je reste dans ma campagne.
Benzine Mag : Tu n’as pas bougé de ta région d’origine ?
Christian : Oui, ça va faire 50 ans que j’habite dans ma ferme en Haute-Saône, à 600 mètres d’altitude, avec la ligne bleue des Vosges en face. C’est un pays merveilleux, un pays de poésie, qui m’a largement inspiré.
Benzine Mag : Qu’est-ce qui fait qu’à vos débuts vous avez touchés les gens aussi profondément ? Qu’est-ce qui vous a différencié ?
Christian : Je pense que c’est la passion partagée avec les gens, le respect du public, et surtout cette envie de pérennité que n’avaient pas forcément les autres groupe de cette époque-là : si ça ne marchait au bout de 3 – 4 ans, ils laissaient tomber. Nous, on a continué, parce que, chaque année, on « fabriquait » de nouvelles histoires. On avait un contrat avec Philips pour remettre un album par an pendant 7 ans, on a préféré l’obstination à l’abstinence. On partait sur les routes, et quoi qu’il se passait, on y arrivait.
A 78 ans, je peux analyser ça, mais en gros, ce qu’on a fait, c’est la vie. On n’a jamais baissé les bras, quand un album se vendait moins, on a continué. On pouvait avoir 500 personnes dans une salle au lieu de 5.000, mais c’était toujours aussi magnifique. C’était viable, on ne cherchait pas à vivre comme des princes. C’est la passion qui nous a menés jusque là.
Benzine Mag : Sur scène, à l’époque, vous offriez une expérience que peu d’autres groupes, pas seulement français, étaient loin de pouvoir offrir…
Christian : De 73 à 76, on a fait 120 concerts en Angleterre, ce qui nous a donnés une belle notoriété chez les British. On a fait un tabac au Festival de Reading le 26 août 1973, avec une standing ovation en plein après-midi, et avec les félicitations de Greg Lake et Carl Palmer qui étaient là. Ça aide dans la tête ! Il y a quelques années, Steve Hogarth de Marillion, qui jouait à Besançon, m’a fait venir dans sa loge quand il a su que j’étais là : il était en larmes, et m’as dit : « J’avais 15 ans au Festival de Reading, et c’est toi qui m’a donné envie de chanter« . Steven Wilson, de Porcupine Tree, aussi est devenu un ami : quand on s’est croisés sur la route, il pensait qu’Ange n’existait plus depuis longtemps. Il a même mixé deux titres dans l’un de nos albums il y a une dizaine d’années.
Ange, c’est une entité spatiale et spéciale qui voyage dans le temps !
Benzine Mag : A propos du temps qui passe, on a appris le décès de Jean-Michel Brézovar…
Christian : On est très tristes, on lui a rendu hommage sur les deux concerts qu’on vient de faire à Grenoble et à Dole. C’était mon premier compagnon, avant même mon frère. On jouait dans les bals, on avait un groupe de reprises, on s’appelait les Anges, et on a débuté dans les bals de la campagne haut-saônoise. En 1969, je me suis acheté un orgue Hammond, alors qu’on n’avait même pas de réfrigérateur à la maison, mon épouse râlait un peu. J’ai composé au mois d’août la fantastique épopée du général Machin, et le premier que j’ai appelé, c’était Jean-Michel pour voir s’il était d’accord pour me rejoindre. On est alors partis en quête d’autres musiciens, dont mon frère…
Benzine Mag : C’est quoi le moment le plus marquant de ce demi-siècle de carrière ?
Christian : C’est une question que tout le monde me pose, mais en fait pour moi ce n’est pas un moment particulier, c’est l’ensemble de notre histoire. Avec ses hauts et ses bas. A chaque fois qu’un musicien partait, les journalistes de la presse spécialisée disaient : « Ange, c’est foutu ! ». Non, c’était pas foutu, après le départ de Brézovar et Haas en 77, on a fait Guet-apens avec d’autres gens, dont Claude Demet, puis Vu d’un chien avec Robert Defer. On a avancé avec d’autres musiciens : il y en a eu une trentaine jusqu’à maintenant. En fait, les musiciens qui sont restés le plus longtemps sont les musiciens actuels. Mis à part un changement de batteur, on est toujours les même depuis 96. On a monté notre média, Plouc Magazine, puisque les médias ne parlaient pas de nous : on nous considérait comme des ploucs de la province, donc on est restés ploucs. Et ensuite, l’arrivée des réseaux sociaux nous aide beaucoup à nous faire connaître, re-connaître plutôt.
Benzine Mag : De manière générale, les médias français ne supportent aucun groupe de Rock…
Christian : La France n’a pas changé ! Quand on a démarré, les émissions de télé qu’il y avait ne passaient pas de Rock, jusqu’à ce que De Caunes arrive avec les Enfants du Rock… où on n’a jamais été invités ! On vendait beaucoup de disques, on n’avait pas forcément besoin qu’on parle de nous. Mais c’est vrai qu’on a bouffé de la vache maigre, même si on n’a jamais fait de la musique pour faire du fric, mais pour la partager avec des gens qui, comme nous, aiment les mots et les notes. Sur scène, on dit : « Bienvenue au royaume angélique, là où les mots et les notes font l’amour ! »
Benzine Mag : Est-ce que tu as des projets, maintenant que tu arrêtes Ange ?
Christian : Je quitte la scène, je ne quitte pas le groupe ! Je vais continuer à m’occuper du fanzine, rester en contact avec le groupe, écrire des textes. Après les deux derniers concerts à l’Olympia, le 31 janvier et le 1er février, en citant Desproges qui disait « Vivons heureux en attendant la mort !‘, eh bien je vais vivre heureux en attendant la mort (rires).
Benzine Mag : Alors, en tant que « vieux sage », si tu donnais un conseil à un jeune qui veut démarrer dans la musique aujourd’hui, ce serait quoi ?
Christian : De ne s’occuper que de ce qu’il a envie de faire ! De faire tout avec honnêteté, avec toute la force qu’il a en lui, pour faire vibrer toutes les personnes qui viennent le voir. Au début, il n’y en aura que 50, puis s’il est bon, très vite, il y en aura 300 ! Pour Ange, c’est ce qui nous est arrivé, à force de faire la route dans un véhicule tout pourri pour transporter nos instruments, à force de tenir bon, de croire en que nous faisions, les gens sont venus. C’est ça qui compte…
Propos recueillis par Eric Debarnot