« Quand la Terre était plate », de Jean-Claude Grumberg : pour raconter maman Suzanne

Jean-Claude Grumberg écrit inlassablement sur le traumatisme qui a frappé sa famille, la perte du père, Zacharie juif apatride d’origine roumaine, arrêté à Paris par des policiers français sous ses yeux de petit garçon de 4 ans, puis déporté à Auschwitz où il est gazé en mars 1943. Cette fois, c’est l’histoire de sa mère Suzanne qu’il entreprend de raconter, comme un hommage à cette maman courageuse qui a élevé seule ses deux fils après guerre.

Jean-Claude-Grumberg-2025
© Serge Kribus

L’histoire maternelle, surtout dans les premières années, mérite d’être racontée car elle incroyablement « romanesque », une véritable épopée de la première moitié du XXème siècle, deux guerres mondiales, l’exil, les pogroms, la Shoah. Celle des Katz, famille juive originaire de Brody en Galicie (actuellement en Ukraine après avoir appartenu à l’empire austro-hongrois puis à l’URSS) ayant migré à Paris où est née Suzanne en 1907.

Quand la Terre etait plate

Mais comment raconter une « histoire vraie surtout quand on ne la connaît pas » ?  A peine quelques histoires racontées par Suzanne ou quelques récits de son frère ainé Maxime. L’auteur se met en scène dans sa galère à tenter de recomposer un récit lacunaire à partir des maigres fragments à sa disposition. Il rentre dans le texte en s’agaçant de ne pas y arriver, se décourage, se parle à lui-même :

« – Je n’ai aucun élément, je te dis ! Il n’y a plus de survivant, plus personne sur terre n’a vécu cette époque ! Plus personne ne peut me guider, combler les vides !
– C’est mieux.
– C’est mieux ?
– Ça va t’obliger à imaginer, inventer, rêver.
– Rêver ? Mais je n’ai aucun élément sur leur voyage à Brody ni sur leur internement.
– Pour Brody, le mieux serait que tu les accompagnes.
– Que je les accompagne ?
– Ou que tu les suives. »

Jean-Claude Grumberg chausse alors les bottes du chat botté et part à la poursuite des Katz. Les passages les plus beaux sont ceux consacrés à la Première guerre mondiale, quand la famille de sa mère est internée dans des camps de concentration français en tant qu’étrangers indésirables car de nationalité ennemie, stupéfiante réalité (il y en a eu 70 de ces camps pour civils), puis expulsée dans leur Galicie natale (ils reviendront à Paris après la guerre).

« Quel humain sur terre résisterait à la possibilité qu’offre ce conte de prendre la main de sa maman redevenue petite fille et de marcher avec elle, main dans main ! Alors je prends ma grosse voix et j’ordonne aux bottes : Je veux marcher avec les Katz ! Déposez-moi près d’eux ! C’est un ordre! Exécution ! » – je sais comment parler aux bottes. »

C’est là toute le miracle de ce texte que de trouver un équilibre entre la réalité historique et la magie du conte qui aide l’auteur à faire revivre l’histoire de la petite Suzanne qui n’apprendra jamais à lire et écrire le français à cause de cet exil forcé. Car en empruntant le chemin des contes, Grumberg invente pour dire la vérité et comble toutes les béances mémorielles qui semblaient insurmontables initialement.

C’est souvent très drôle (superbes scènes dans le shtetele de Brody auprès du melamed, sorte d’instituteur pour fournir aux garçons rudiments nécessaires pour être un bon juif). On rit du décalage qui souligne l’absurde de la guerre, l’humour malicieux de l’auteur désamorçant le désespoir en cours, entremêlant rires et larmes en chef d’orchestre espiègle maître du tragi-comique.

Et en fait, derrière la vitalité juvénile de la narration, on sent l’urgence d’un auteur de 85 ans à dire ce qu’il n’avait jamais encore dit sur sa maman, mais aussi sur son grand frère, forcé à grandir trop vite en le protégeant farouchement de la guerre. Et on est profondément touché, bouleversé même de voir ce vieux monsieur être toujours le petit garçon de sa maman, toujours le petit frère de 4 ans. Et là, ce n’est plus le conte qui le dit, c’est la force d’une voix profondément humaniste qui résonne en filigrane dans tout le récit.

Marie-Laure Kirzy

Quand la Terre était plate
Récit de Jean-Claude Grumberg
Éditions du Seuil / Coll. La Librairie du XXIe siècle
176 pages / 19 €
Date de parution : 3 janvier 2025

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