Avec son dernier roman, Leïla Slimani clôt en beauté sa trilogie romanesque, Le Pays des autres, inspirée de son histoire familiale et de celle du Maroc. Après les décennies 1940-60, entre colonisation et lendemains d’indépendance, place à la troisième génération de la famille Belhaj, Mia et Inès nées dans les années 1980.
Ce dernier tome est celui du mouvement, à l’image d’un contexte international marqué par le début de la mondialisation après la fin de la Guerre froide. Leïla Slimani embarque ses personnages de Rabat à Paris, de Londres à New-York, dans une maestria romanesque qui frotte l’intime aux grands événements internationaux (la chute du Mur de Berlin, la coupe du monde de football de 1998, le 11 septembre 2001, la guerre en Irak) ou marocains (dans un pays en mutation entre modernité et conservatisme, entre raidissement politique et ralentissement économique).
La virtuosité narrative impressionne par sa capacité à trouver un équilibre entre grande Histoire et petite histoire, grâce à une choralité formidablement incarnée. Aucun narrateur omniscient placé en surplomb. Leïla Slimani change régulièrement de focale pour interpréter la voix de ses personnages. Chacun voit, vit, ressent chaque situation vécue, ce qui permet une exploration fine des contradictions humaines.
Ils sont tous passionnants ces personnages. C’est un régal d’en découvrir d’aussi complexes, de les voir évoluer les uns avec les autres, les uns contre les autres, ou dans leur solitude existentielle. Le personnage du père, un peu fade dans le tome 2, prend beaucoup d’ampleur, de son ascension à sa chute. Mais ce sont les femmes qui mènent la danse, toute une galaxie de femmes fortes et touchantes, comme Selma la tante rebelle ou Mathilde la matriarche alsacienne, inoubliables.
Et bien sûr, Mia et Inès, les deux soeurs. La plume acérée de l’autrice surprend par sa crudité et son âpreté à questionner les relations familiales, la sexualité, l’exil, l’identité de façon générale, sans tabou. Les parenthèses narratives où Mia, la narratrice, exprime sa difficulté à tenir au bonheur, à trouver sa place, tiraillée entre cultures marocaine et occidentale, sont superbes de finesse et disent puissamment le poids de la mémoire, autant une entrave à la liberté qu’un socle vital sur lequel s’appuyer.
« Ne garde pas de force pour le retour et nage aussi loin que tu peux.(…) Ma fille, tu devras penser comme une femme en cavale, car c’est la nostalgie, toujours, qui perd les criminels en fuite. Un anniversaire, un enterrement ou juste le mal du pays. La nostalgie les fait revenir et ils s’en mordent les doigts. Il faudrait, non pas retourner à Ithaque, mais te trouver un île comme celle des Lotophages, une île pour oublier de revenir, pour ne pas en éprouver l’envie. (…) Ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu. Je ne te dis pas au revoir, ma chérie, je te dis adieu. Je te pousse de la falaise, je lâche la corde et je te regarde nager. Mon amour, ne transige pas avec la liberté, méfie-toi de la chaleur de ta propre maison. »
C’est ce que lui dit son père lorsqu’elle s’apprête à quitter le Maroc pour venir étudier en France. Qu’il est dur de trouver sa Madeleine pour s’y accrocher quand ça va mal. Ce dernier tome est sans doute le plus mélancolique et le plus bouleversant. On quitte les personnages à regret tant on aurait bien aimé être encore quelques pages à leurs côtés.
Marie-Laure Kirzy
J’emporterai le feu
Roman de Leïla Slimani
Editeur : Gallimard
432 pages – 22,90€
Date de parution : 23 janvier 2025
« Regardez-nous danser » : le Maroc à l’aube de la modernité