Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : le troisième album de Leonard Cohen, et l’un de ses plus beaux, Songs of Love and Hate.
La Voix règne ici sans partage sur les splendeurs dévastées de chansons superbes, abandonnées à une orchestration minimaliste : certains appelaient cela du Folk !? Amour et Haine, oui, mais indiciblement entremêlés comme les phalanges de Robert Mitchum, parce que rien n’est simple, et que l’on peut aimer ce qui a détruit votre vie : mieux vaut l’abandon lucide de tout espoir que le bonheur aveugle. Ce que la voix nous dit surtout, c’est que les « Beautiful Losers » sont d’autant plus drôles qu’ils sont désespérés. Après cela, la route était ouverte pour Nick Cave et les autres…
« I stepped into an avalanche and it covered up my soul » (Avalanche)
« Je suis tombé dans une avalanche et elle a recouvert mon âme ». Les premiers mots de la première chanson du premier album de Leonard Cohen que j’ai écouté. J’avais 15 ans à peine, je crois, et le monde me paraissait un gouffre sans fond dans lequel je brûlais de plonger. Ou une montagne sans sommet à l’assaut de laquelle je savais que j’allais me lancer. Et voilà que le vieux Len (oui, je le trouvais déjà vieux alors qu’il était surtout sage) m’avertissait que j’allais être englouti. Que ça allait être glacial, étouffant, brûlant aussi. Mais je sus instinctivement que sa voix, cette voix profonde, riche, bouleversante, pourrait me guider toute ma vie durant à travers la tempête.
« The rain falls down on last year’s man… » (Last Year’s Man)
« La pluie tombe sur l’homme de l’année dernière… ». A l’âge que j’avais alors, j’étais forcément fasciné par les Artistes, les vrais, je lisais Baudelaire et Lautréamont. Et je rêvais de femmes mystérieuses, de muses fascinantes, d’amours infinis et décadents. « When Jesus was the honeymoon and Cain was just the Man… » (Quand Jésus était la lune de miel et Caïn n’était que l’Homme…). Je voulais bien être moi aussi l’un de ces enfants sauvages rassemblés par la poésie. « The skyline is like skin for a drum I’ll never mend » (L’horizon est comme la peau d’un tambour que je ne réparerai jamais)…
« Just take a look at your body now : there is nothing much to save… » (Dress Rehearsal Rag)
« Regarde juste ton corps maintenant : il n’y a pas grand-chose à sauver… ». Len prenait ensuite sa voix la plus amère, la plus moqueuse, la plus cruelle, pour m’avertir qu’il allait être si facile de sombrer dans les excès, que la route serait semée d’embûches mortelles, et que la chute serait longue, et étrange… et attirante surtout. Il serait si facile de se perdre alors même que l’on croirait être béni, guidé par l’Amour.
« There are no grapes upon your vine, and there are no chocolates in your boxes anymore! » (Diamonds in the Mine)
« Il n’y a plus de raisin sur ta vigne, et il n’y a plus de chocolats dans tes boîtes ! ». Oui, ricanait ensuite Len en faisant mine de jouer de la country music sérieusement éméchée pour nous faire danser une gigue joyeuse. Alors qu’il me poignardait en ricanant salement : te fais pas d’illusion, gamin, tu arrives trop tard, il n’y aura plus rien pour toi. Rien de rien, tout a déjà été bouffé. Mais au moins tu pourras toujours danser ! Et, moi, ignorant que j’étais, je trouvais que c’était déjà formidable, de danser comme ça.
« You thought it could never happen to the people you became » (Love Calls You by Your Name)
« Vous pensiez que cela ne pourrait jamais arriver aux personnes que vous êtes devenues ». Ça, à 15 ans, ça ne me disait rien du tout, car je croyais dur comme fer que je pourrais devenir ce que je voudrais. Et que l’Amour m’appellerait par mon nom, « entre le tunnel et le train ». J’en ai pris des trains, des bateaux, des avions, par centaines depuis, toujours sur le qui vive, dans l’attente de l’Amour qui m’appellerait par mon nom. Et l’Amour m’a appelé, ça oui. Plusieurs fois, même. Et ça ne m’a pas empêché de devenir quand même l’homme que j’avais toujours craint d’être. Et cette chanson est désormais trop dure à écouter, avec ces violons menaçants, sournois, au bord de l’horizon plombé. Chaque jour plus loin de l’Amour. Chaque jour plus prêt de la tombe.
« Jane came back with a lock of your hair, she said that you gave it to her that night you claimed to go clear. Did you ever go clear? » (Famous Blue Raincoat)
« Jane est revenue avec une mèche de tes cheveux, elle a dit que tu la lui avais donnée cette nuit où tu as prétendu partir te ressourcer. Es-tu jamais parti te ressourcer ? ». La plus belle chanson jamais écrite par Len. Elle me faisait rêver à 15 ans, parce que je ne la comprenais pas vraiment. C’était en fait sa chanson la plus lucide de toutes, aussi. Sur le mensonge de l’amitié, sur l’inévitabilité de la trahison, sur le leurre de la fidélité. Mon frère, mon assassin, que puis-je te dire, si ce n’est que je suis quand même heureux de t’avoir rencontré ? Que choisit-on d’ignorer, dans les yeux de la femme aimée, par lâcheté ou par pur aveuglement ? Et quelle différence cela fera-t-il à la fin ? Aucune, bien entendu.
« She tempts him with a clarinet, she waves a nazi dagger! » (Sing Another Song, Boys)
« Elle l’attire avec une clarinette, elle brandit un poignard nazi ! ». Allez, un petit coup d’arrogance, un petit défi que Len se lançait à lui-même : aller braconner sur les terres du dieu Dylan (…que je ne connaissais pas encore, à 15 ans). Avec des mots compliqués, avec des images poétiques, avec même quelques anathèmes de prophète envapé. « Chante une autre chanson, mon garçon, celle là est devenue vieille et amère ». « La la la« , braille mon petit gars, ta voix avinée ne saurait couvrir le bruit de ta chute. Vieux et amer. Vieux et amer.
« Now the flames they follow Joan of Arc as she came riding through the dark » (Joan of Arc)
« Maintenant, les flammes suivent Jeanne d’Arc alors qu’elle chevauchait dans l’obscurité ». L’apothéose de l’album en forme de brasier pour vierge épuisée. « La la la« , encore, avec une voix féminine pour déguiser l’horreur ultime en un envol forcément sublime. « I love your pride » (J’aime ta fierté…), dit-il, « mais je vais te détruire quand même ». S’offrir à l’autre, c’est donc accepter la souffrance et la destruction. Ashes to ashes, déjà. « La la la, la la la« . Je trouvais ça tellement beau, à 15 ans, je ne comprenais pas encore, mais j’avais cette intuition, terrible, que la vie serait très compliquée.
Le disque noir, le disque le plus noir de Len s’arrête sur ces cendres encore chaudes. La beauté est intense, parce qu’elle est avant tout un mirage. L’amour et la haine sont à peu près la même chose, et c’était la première leçon de vie que j’ai apprise. Et mise en pratique assez rapidement, ensuite.
Pourquoi faut-il que tout cela soit aussi cruel ?
Les arpèges de guitare s’arrêtent donc. J’ai toujours 15 ans et j’ai perdu un paquet d’illusions en écoutant les leçons de Len. C’était presque une malédiction. Pourtant, je ne lui en ai jamais voulu pour ça.
Eric Debarnot
Leonard Cohen – Songs of Love and Hate
Label : Columbia Records
Date de sortie : 19 mars 1971