Ecrivain star et provocateur, Bret Easton Ellis a parfois fait de l’ombre à une œuvre romanesque pourtant essentielle. Dans Bret Easton Ellis, le privilège de la subversion, Adrien Durand analyse et décortique le parcours d’un auteur complexe et atypique, sans doute l’un des artistes les plus influents de ces dernières décennies.
Souvent critiqué, voire méprisé, mais aussi régulièrement imité, Bret Easton Ellis est à n’en pas douter un écrivain majeur de ces quarante dernières années. Depuis 1985 et son séminal Moins que zéro, le romancier américain a souvent été au cœur de scandales qui ont un peu occulté l’importance de son œuvre littéraire. Adrien Durand, dans l’essai passionnant qu’il lui consacre, rappelle pourtant deux évidences : Ellis a su construire un univers romanesque unique et rarement exploré par la littérature : le monde des ultra privilégiés – et en particulier leurs enfants. Ses romans sont ainsi peuplés de « fils de”, de top-models, de traders, de scénaristes hollywoodiens, des figures romanesques qu’il a réussi à ancrer dans le champ littéraire. Par ailleurs, pour décrire ce monde qu’il connaît si bien, Ellis a su imposer un style là aussi inédit : une écriture comme distancée des événements évoqués, alors même qu’elle est généralement menée à la première personne du singulier, et un recours quasi systématique au name-dropping.
Ces apports aux lettres américaines, et plus généralement à la littérature contemporaine, Adrien Durand les analyse au début de son essai qui revient par ailleurs sur quelques éléments déjà bien connus des amateurs de l’écrivain américain. L’essayiste rappelle ainsi les origines sociales d’Ellis – peu ou prou les mêmes que celles de ses personnages –, ses années décisives à l’université, de sa rencontre avec Donna Tartt à sa découverte de l’œuvre de Joan Didion. Adrien Durand n’oublie pas non plus les grandes étapes de son parcours : les premiers succès, l’époque agitée du Literary Brat Pack avec le mésestimé Jay McInerney, l’immense scandale provoqué par American Psycho, le passage à vide qui a suivi, le retour en grâce à Lunar Park – sans aucun doute son plus grand livre… Tout cela est analysé ici avec la précision et la clarté qui caractérisent les essais publiés par Playlist Society.
Cette partie de l’essai est évidemment passionnante, mais le grand intérêt du livre réside davantage dans la thèse soutenue par Adrien Durand : depuis ses premiers romans jusqu’à ses récents Éclats, Bret Easton Ellis a toujours cherché à brouiller les frontières entre sa propre vie et celles de ses personnages. Adrien Durand s’intéresse en effet au rapport volontairement ambigu que le romancier entretient entre fiction et autobiographie. Chacun de ses romans, y compris le scandaleux American Psycho, semble ainsi grandement nourri de la personnalité d’Ellis, voire de sa propre vie. Après tout, Bret Easton Ellis n’est-il pas le protagoniste de deux ses romans, Lunar Park et Les Éclats ? Ce qu’Adrien Durand vise à démontrer, c’est donc l’aspect vertigineux de l’œuvre d’Ellis dès lors qu’on l’aborde sous cet angle. Au-delà des frasques de son auteur, des provocations qui émaillent ses romans, et de son goût pour les excès, l’œuvre du romancier est bel et bien d’une très grande richesse.
Mais Adrien Durand ne s’arrête pas là. En effet, dans la dernière partie de son livre, il s’attarde plus en détail au Bret Easton Ellis qui donne des interviews, qui poste des messages sur X, qui se rêve cinéaste, qui se veut satiriste ou moraliste, mais qui dérape aussi régulièrement dans des postures réactionnaires très dérangeantes. Autrement dit, loin du panégyrique un peu vain, l’essai d’Adrien Durand s’efforce de comprendre qui est Bret Easton Ellis, écrivain passionnant, figure insaisissable sans doute mais qui, paradoxalement, permet peut-être de mieux appréhender les tensions et les contradictions de notre époque. Autrement dit, que l’on aime ou non l’auteur des Lois de l’attraction, la lecture de Bret Easton Ellis, le privilège de la subversion est plus que recommandée.