La disparition de Marianne Faithfull est celle d’une icone des sixties. Pourtant, elle nous avait déjà fait le coup de revenir brillamment de chez les morts avec son album Broken English…
La disparition de Marianne Faithfull, figure iconique du Londres des Swinging Sixties, enterre encore un peu plus nous souvenirs d’un « âge d’or » du Rock, qui modelait alors la société toute entière. On a du mal à croire qu’elle ne sera plus là, et ce d’autant qu’elle nous avait déjà fait le coup de la « résurrection » avec son meilleur album, Broken English.
On est en 1979, et, à 33 ans, la jeune fille du Swinging London n’est plus qu’un vague souvenir, une icône fantomatique : Marianne Faithfull chantait alors As Tears Go By, Blowing In The Wind et The House Of The Rising Sun, avec quelquefois un joli succès. Larguant mari et fiston, elle décolle avec Mick Jagger en 1965… En souvenir d’une nuit torride, ce dernier lui écrit les paroles de Let’s Spend The Night Together… Cette liaison n’est franchement pas de tout repos. Ce qui ne surprendra personne et la presse se délecte de quelques scandales, un tourbillon Sex, Drugs and Rock’n’Roll. En substance, Marianne est de toutes les fêtes, chantant aussi sur Yellow Submarine des Beatles ou reprenant In The Night Time de Donovan. Egérie des sixties, elle apparait au cinéma dans Made In USA de Godard ou sur une Harley Davidson, aux côtés d’Alain Delon. Le charme d’une époque. Dans les coulisses, c’est moins glamour… Marianne encaisse les coups bas, sordid details following. Mick souffle la braise et la glace. Quelle fille pourrait résister à ça ? De plus en plus cabossée par ces années, la petite sœur des Stones s’extirpe enfin de cette histoire vampirique qui crame sa jeunesse. L’histoire s’achève dans un champ de ruines. Next…
Dans la décennie suivante, de nouvelles turbulences déglinguent davantage la carlingue de Marianne. Elle perd d’abord la garde de son fils au profit de son ex-mari. Touchée en plein vol, elle vrille encore plus au point de frôler le crash total dans l’indifférence générale. La jeune femme s’abime dans des failures et des fêlures, accompagnant ainsi malgré elle les dernières heures de Jim Morrison à Paris. Au fil des jours et des nuits, les addictions multiples, l’errance des squats n’arrangent pas la santé de Marianne, dont la voix rauque et craquelée porte la marque des épreuves. Pendant que les Stones alignent les hits et les groupies, Mick Jagger explosant son tableau de chasse sexuel, la chanteuse traverse un long désert. Réduite à l’état d’une ombre, l’ange blond n’en finit plus de se brûler les ailes. Marianne enregistre toutefois quelques chansons, la musique restant son ultime salut. Une lueur quand même : en 1976, sa chanson Dreamin’ My Dreams cartonne en Irlande. Mais ce titre folk country, genre qu’elle affectionne pour son côté reposant, est hors du temps : la déferlante punk culbute bientôt la vieille Angleterre. Marianne s’en amuse beaucoup en trainant avec The Clash et les Sex Pistols. Amie de Johnny Rotten, Marianne refuse tout de même de jouer la mère junkie de Sid Vicious dans The Great Rock ‘N’ Roll Swindle, un rôle marqué par la drogue, trop douloureux pour elle. Mais elle retrouve dans la furia punk ce sursaut rageur, le côté destroy qui lui colle à la peau…
Avec son groupe de tournée, qui compte le bassiste Ben Brierley, son futur mari, et le guitariste Barry Reynolds, Marianne enregistre de nouvelles démos sans convaincre une seule maison de disque. Has been ? Par bonheur, le producteur Mark Miller Munday flaire le bon coup au point de convaincre Chris Blackwell du label Island de signer un album. Les sessions ont lieu dans les studios Matrix de Bloomsbury, avec Barry Reynolds, Joe Mavety (guitares), Steve York (basse) et Terry Stannard (batterie) parmi d’autres noms. Pourtant très convaincant, le mix original ne satisfait pas Mark Miller Munday, à la recherche d’un autre son. Toujours bien inspiré, il fait appel à Steve Winwood pour ajouter des claviers de synthétiseurs électroniques. Se dégage alors du second mix un disque bien balancé, un hybride à la fois abrasif et sophistiqué. Une atmosphère New Wave glaciale amplifie par contraste l’impact d’une voix ravagée d’émotions, à fleur de peau. Cette voix qui vous accroche dès le premier souffle, que l’on suit en craignant sa chute, avant de tomber sous le charme.
A l’automne 1979, Broken English est l’album de la rédemption. L’envoûtement opère dès la pochette, un Black and Blue très classe de Dennis Morris qui se souvient d’ailleurs d’une séance électrique. A terre, sous l’objectif du photographe, Marianne joue la provoc – « Don’t you want to fuck me ? » – avant de s’installer dans un fauteuil en cuir. En pose vulnérable, la chanteuse apparaît la cigarette à la main, dans une lente expiration. La voix cassée, Marianne fume tout le monde avec huit chansons à vif. De ses lèvres sensuelles, la rescapée chante ses émotions à nu, sans mièvrerie, ni fioritures. Une femme au bord de la crise de nerfs règle ses comptes. Car Marianne ne s’en laisse plus compter, tant elle a souffert de la misogynie de l’époque, celle du milieu rock en particulier. Et la dame a du lourd en la matière, surtout de l’intime. Dans cet écrin musical finement ciselé, les textes sont un bijou d’un noir tranchant. Broken English chante les femmes amères, les sorcières énigmatiques et les amantes trahies, souvent à la merci des hommes, la drogue traînant pas mal dans les parages. « Ce qui est bien avec Broken English, c’est ce sentiment, cette énergie, qui fait que « Putain, avant de mourir, je vais vous montrer qui je suis, bande d’enfoirés. Je ne peux pas le répéter. Parce que j’ai réalisé en fait que j’allais mourir, mais pas encore. » En une trentaine de minutes, la démonstration est pour tout dire magistrale.
Broken English vibre d’emblée sur les palpitations électroniques de Steve Winwood et la basse caressante de Steve York. A vif, Marianne chante au bord du gouffre. Avec des choeurs, sa voix se déchire et chavire sur un cri : « What are you fighting for?« , le coup de griffe d’une écorchée. En interview, elle livra la clef de cette chanson, trouvant son inspiration dans la figure d’Ulrike Meinhof qu’elle découvrit dans un documentaire sur la Fraction Armée Rouge. Un portrait en miroir ? Autodestructrice, Marianne retourne sa colère contre elle-même, tandis que la révoltée de la bande à Baader s’en prend au monde entier avant de mourir en prison en 1976. Une impasse ? Dans ce film, un sous-titre « broken english… spoken english » marqua son esprit aussi. Marianne sut alors qu’elle tenait de quoi faire une chanson de grande classe.
Sur un air de ballade, une guitare acoustique ouvre Witches’ Song. Tout du long, la basse contraste avec la voix éraillée, sur des effets de synthétiseurs étranges et lointains. Des choeurs l’accompagnent sur une batterie tenace. Cette comptine noire s’inspire d’un épisode des années 60, quand Marianne découvrit au Prado de Madrid le Sabbat des sorcières, en compagnie de Mick Jagger, sur la route du Maroc pour retrouver les Getty, la jet set branchée de l’époque. Elle garda en tête ces oeuvres de Goya pour cette célébration proto-féministe, hymne aux créatures sauvages, ses soeurs sorcières : « We will form the circle, hold our hands and chant. »
A la suite, Brain Drain balance doucement en cadence, le groupe assurant à l’aise à la basse et la batterie, mais ça grince dans la voix de plus en plus traînante. Sur un texte de son compagnon et de Tim Hardin, bientôt mort d’overdose, c’est un règlement de comptes très amer sur le prix à payer de la dépendance : « Well, you sat in my car, you drank my champagne, You stole all my silk but you gave me no change. » (Eh bien, tu t’es assis dans ma voiture, tu as bu mon champagne, tu as volé toute ma soie, mais tu ne m’as pas rendu la monnaie). Le reste à l’avenant… Marianne n’a pas besoin qu’on lui explique.
Guilt est un drôle de blues catholique aux yeux bleus. Ecrite par le guitariste Barry Reynolds, la chanson évoque le mal-être et la culpabilité, quitte à endosser des crimes imaginaires. Marianne commence en douceur dans un espace presque vide, la musique s’étoffant crescendo au fur et à mesure que les paroles avancent dans le malaise. La basse ne cesse de caresser un bon groove. Les choeurs rejoignent le groupe au complet dans une complainte parcourue d’effets électroniques et de saxophone au final.
Avec sa belle gueule de classique, The Ballad Of Lucy Jordan est une reprise du groupe Dr Hook sur un texte de Shel Silverstein. Lorsqu’elle entendit cette chanson sur Radio One, Marianne comprit vite ce que donnerait une voix féminine sur une telle histoire. Celle d’une femme au foyer qui rêve d’un millier d’amants, ainsi que d’une ballade à Paris en voiture de sport, les cheveux dans le vent, loin de son quartier bien morne, avant un sacré pétage de plombs… Quelle idée de vouloir courir nue dans la rue en poussant des cris ? Pourquoi cette foule qui la regarde monter dans la longue voiture blanche ? Et on atteint un sommet de l’album quand sa voix fracassée se love dans l’orfèvrerie électronique de Steve Winwood.
What’s the Hurry combine un synthétiseur avec une basse pulsée sur un tempo plus rock, avec des prouesses à la guitare et la batterie. Complexe à cerner, le texte de Joe Mavety donne à Marianne l’occasion de chanter les tourments de l’urgence. Working Class Hero commence sur la basse lancinante de Steve York. Une guitare surgit de temps à autre pour trancher cette tension lourde : « But you really can’t function, you’re so full of fear« . Marianne (c)hante Lennon jusqu’au moindre murmure. Avec une distance, elle exécute froidement : « If you want to be a hero, well, just follow me« , dans un dernier souffle. Le piquant dans l’affaire est que Marianne descend par sa mère de l’aristocratie autrichienne, de la lignée de l’écrivain Leopold von Sacher Masoch, l’auteur de Venus In Furs… ça claque bien quand même. Comme un coup de fouet. N’empêche que Marianne dévore tout cru la chanson de Lennon.
Reggae chauffé à blanc, Why D’ya Do It? ne fait pas vraiment dans la guimauve. Le texte bien trash du poète anglais Heathcote Williams est une tirade furieuse contre un amant infidèle. Marianne en connait un rayon en la matière depuis son histoire avec Jagger. Sur un solo de guitare, des choristes tenaces et un saxophone final, une femme n’en finit pas de cracher son fiel : « Every time I see your dick, I see her cunt in my bed. » Durant les sessions de l’album, son mari Ben s’éclatait d’ailleurs à Los Angeles, torturant Marianne dans une nouvelle crise de jalousie (“Whydya spit on my Snatch ” – Pourquoi tu craches sur ma chatte ?), qui balance des histoires de pipe et une vacherie acerbe sur la rivale : « Cause she had cobwebs up her fanny / An’ I believe in giving to the poor. » (Parce qu’elle avait des toiles d’araignées dans la chatte / Et je crois qu’il faut donner aux pauvres)… Ça pique un peu à l’époque… Le pressage australien de l’album remplaça même cette chanson par une piste vierge – c’est vraiment le cas de le dire – intitulée, bizarrement ** ** **’* *** en raison des lyrics. Tandis que les Stones en balancent des salaces depuis des années, on se choque alors qu’une femme en fasse autant… Un brin de misogynie encore une fois.
Broken English sortit de nouveau en 2013 dans une édition Deluxe, accompagnée par les sessions originales, mix brut qui a la préférence de Marianne, ainsi que des raretés alternatives. La comparaison des deux versions vaut le détour pour saisir l’efficacité du groupe « à nu », ainsi que la touche électronique de Steve Winwood, décisive dans le son de l’album. La version originale de la Ballad Of Lucy Jordan est à cet égard troublante. Marianne disposait aussi de nombreuses reprises sous le coude mais elle refusa de les publier, ne voulant par baisser le niveau d’un disque qu’elle tient pour son chef-d’oeuvre. A l’exception d’une seule… Sister Morphine… Marianne livre sa version définitive de cette chanson qu’elle chanta dès 1969. L’occasion de régler des comptes aussi… Si le single original britannique de Marianne publié par Decca la créditait avec le duo Jagger-Richards, ce ne le fut pas le cas sur le single américain, tout comme la version des Rolling Stones sur Sticky Fingers. Au terme d’une bataille judiciaire, Marianne obtint la reconnaissance de ses droits d’autrice pour les paroles. A partir de 1994, Marianne se retrouve désormais créditée sur les rééditions de l’album à la braguette. Une question de respect.
Dès sa sortie, Broken English connut un succès immédiat. L’album se vend très bien au Royaume-Uni en moins de six mois, uniquement par le biais de distributeurs indépendants. La presse l’encense à juste titre, et John Peel joue ses chansons au milieu de celles de Joy Division et Killing Joke. D’abord réticent à distribuer l’album en raison des paroles plus qu’explicites de Why D’ya Do It ?, EMI reprit la distribution avec un succès décuplé. Le cinéaste Derek Jarman réalise un film promotionnel sur trois titres, similaire à celui qu’il fit ensuite pour The Queen Is Dead. Aux Etats-Unis, Marianne fut même sélectionnée pour un Grammy de la meilleure performance vocale rock féminine. Mais les vieux démons ne vous quittent jamais. Lors d’un show remarqué à New York dans Saturday Night Live! en février 1980, Marianne crashe sa voix après avoir ingéré de la procaïne, un anesthésiant médical, et beaucoup d’alcool, du cognac surtout. Sabotage de nuits de fêtes aussi. Voix blanche sur le fil du rasoir. Destroy toujours.
Néanmoins, Broken English marqua sa renaissance : « Ce disque est extrêmement important pour moi, il m’a sauvé la vie. Pour la première fois, j’ai vraiment essayé de me montrer telle que j’étais à travers cet album. » Désormais, dans le sillage de ce classique, Marianne poursuivit son périple en collaborant avec PJ Harvey, Nick Cave, Beck, Etienne Daho, Damon Albarn et tant d’autres.
Dans sa copieuse discographie, Broken English est un bijou aux arêtes vives. Tranchant jusqu’à l’âme. C’est sans sans doute le plus beau souvenir, le plus durable, qui nous restera d’elle.
Amaury de Lauzanne
Marianne Faithfull – Broken English
Label : Island Records
Date de sortie : 2 novembre 1979