En réalisant (avant de la renier) la première adaptation du monolithe de Frank Herbert, David Lynch effectue une douloureuse incursion dans la machine hollywoodienne. En 1984, Dune est un film malade qui ne convient à personne, constituant un point noir de la filmographie de son auteur.
Fort du succès critique acquis avec The Elephant Man, le nom de David Lynch est désormais à même de susciter l’intérêt des pontes hollywoodiens. En 1980, déjà, il est contacté par George Lucas pour prendre en charge la réalisation du Retour du Jedi. Un rendez-vous a lieu, au cours duquel Lynch affirmera avoir ressenti une migraine cinglante au moment où Lucas se mit à lui parler des Ewoks. Le crâne en feu, il se rue vers la cabine téléphonique la plus proche pour appeler son agent et refuser la proposition. C’est durant cette période que lui provient une autre offre. Raffaela De Laurentis a vu et aimé The Elephant Man, et son époux Dino a racheté les droits d’adaptation de Dune suite à la débandade du projet d’Alejandro Jodorowsky. La réalisation fut d’abord proposée à Ridley Scott, qui préféra finalement partir s’occuper de Blade Runner. Contacté par De Laurentis, Lynch admet n’avoir jamais entendu parler du roman de Frank Herbert. Après l’avoir lu et beaucoup apprécié, il accepte le projet.
S’ensuivent six mois d’écriture de scénario avec Christopher de DeVore et Eric Bergren. L’idée initiale, héritée de la version amorcée par Ridley Scott, consiste à adapter le roman en deux films, mais Universal change d’approche pour demander un seul long-métrage, dont le succès pourrait permettre le lancement d’une franchise. Lynch, ainsi que les acteurs principaux, seront sous contrat pour deux films, puisque le studio envisage également d’adapter Le Messie de Dune, le second tome du cycle de Herbert. Lynch désire dans un premier temps tourner un film en noir et blanc, auquel il compte ajouter des éléments colorés en post-production, mais Universal refuse. Le tournage a lieu au Mexique à partir du printemps 1983, et dure jusqu’au mois de septembre. Les conditions sont rudes mais le budget, à plus de quarante millions de dollars, est confortable. La première mouture du film dépasse les quatre heures, Lynch vise un montage de quasiment trois heures et le studio exige de raccourcir à deux heures. Le cinéaste accepte de retourner certaines scènes pour accélérer certains éléments narratifs, ainsi que d’ajouter des parties en voix off pour expliciter l’intrigue.
À sa sortie en décembre 1984, Dune se hisse à la seconde place du classement, juste derrière Le Flic de Beverly Hills. Il en dégringolera bien rapidement. Le bouche-à-oreille est timide et les critiques sont assassines. Frank Herbert prend officiellement la défense de l’adaptation, sans parvenir à faire infléchir le ressenti général. Le box-office est en dessous du budget initial, même si le film se rattrapera en devenant un petit succès dans le circuit de la location vidéo. L’échec financier sera toutefois suffisant pour anéantir tout projet de franchise.
Quarante ans après le naufrage, les causes les plus évidentes en sont bien connues. La simple perspective d’adapter le pavé de Herbert en un unique film de deux heures avait de quoi faire douter de la viabilité du projet. Lynch lui-même a toujours évoqué le sujet avec énormément d’amertume, qualifiant l’entreprise de « tristesse immense » dans sa trajectoire de cinéaste. Initialement passionné par les possibilités du projet, il confia avoir peu à peu pris conscience de la prégnance du carcan hollywoodien avant d’être délesté du montage de Dune : il fera systématiquement ajouter aux contrats de ses travaux ultérieurs une clause concernant son droit au montage de ses films…
Il serait pourtant inexact de reléguer Dune à un simple ratage dans la carrière de Lynch. Les rares critiques positives émises à sa sortie saluèrent en particulier la direction artistique du film, qui a d’ailleurs vieilli avec bien plus de grâce que ce que la mauvaise presse d’époque aurait pu faire anticiper. Les décors et les costumes, résolument baroques, tranchent efficacement avec les tendances du space-opera américain que le public avait découvert dans le sillage de Star Wars et Star Trek. La partition musicale de Toto, épaulée par Brian Eno, est à l’avenant, ambitieuse et sophistiquée, captant une démesure qui fait très largement défaut à l’écriture de l’adaptation. Si son intrigue est régulièrement brusquée et survolée pour condenser au maximum les événements du roman, les scènes les moins à propos sont souvent les plus mémorables. Difficile de rester indifférent face au dialogue entre l’Empereur et un Navigateur transmuté, représenté sous la forme d’un mollusque géant aux orifices frémissants, comme une déclinaison au formol des cauchemars qui hantaient Eraserhead. Pour autant, cette créature figée derrière le verre est à l’image du film, dont le potentiel est ponctuellement visible par bribes.
L’engouement initial de Lynch pour son matériau de base est donc avant tout perceptible dans les excès du produit fini. Les séquences consacrées au méchant clan Harkonnen n’ont pas peur de verser dans l’horreur, même lorsque les tignasses rousses peuvent nuire à la prise au sérieux. Le casting, qui inclut de nombreuses stars de l’époque (Dean Stockwell, Brad Dourif, José Ferrer, Patrick Stewart) tire occasionnellement parti de personnages dont la brièveté du film entrave le développement. Ainsi, les cabotinages de Sting en Feyd-Rautha et de Kenneth McMillan en Baron ajoutent une dimension ludique à leurs rôles de psychopathes, contribuant à dynamiser des scènes qui en ont bien besoin.
Si Dune entérine l’échec de la rencontre entre Lynch et Herbert, sa valeur est à trouver dans l’avènement de la collaboration avec Kyle MacLachlan. L’interprète de Paul Atreides apparaît ici dans son tout premier rôle, coiffant au poteau une palanquée de candidats parmi lesquels on recensa Tom Cruise, Val Kilmer et Kevin Costner. À vingt-quatre ans, il a le même âge que Timothée Chalamet lorsque ce dernier reprendra le rôle, mais sa carrure est moins juvénile, avec une gravité qui le fait paraître plus mûr que son personnage. Ce visage de chevalier blanc tourmenté, capable d’évoquer à la fois la banalité américaine et l’indicible distorsion de l’âme humaine, deviendra l’une des images récurrentes et hautement signifiantes du cinéma de David Lynch.
Mattias Frances