« Un jardin sur la mer », un roman inédit de Mercè Rodoreda

Mercè Rodoreda est considérée en Espagne comme une écrivaine majeure. Elle avait l’admiration de Gabriel García Marquez qui a d’ailleurs rédigé son éloge dans le journal El Pais, à sa mort en 1983. Et pourtant, elle reste méconnue en France. C’est donc une excellente idée qu’ont eu les éditions Zulma de publier ce roman inédit de 1967, une belle porte d’entrée à l’univers sensible de la grande dame des lettres catalanes.

Merce` Rodoreda
Photo Fundacio Mercè Rodoreda

« Moi, j’ai toujours aimé connaître tout ce qui arrive aux gens, bien que je ne sois pas bachelier… C’est parce que j’aime les gens. Et les propriétaires de cette maison, je les aimais. Mais cela fait si longtemps, de tout ça, qu’il y a bien des choses dont je ne me souviens plus. Je suis trop vieux et parfois je m’embrouille malgré moi… Pas besoin d’aller voir des films à l’Excelsior, les étés où ils venaient avec leurs amis. »

Un jardin sur la merLe narrateur est un vieux jardinier qui se souvient de la villa d’été dont il assurait l’entretien des extérieurs, de ses employeurs, un couple de riches et beaux propriétaires barcelonais, de la cohorte de leurs amis glamours, de leur vie d’insouciance et d’oisiveté durant six étés entre baignades dans la Méditerranée, ballades à cheval et fêtes sans fin. Nous sommes dans les années 1920 et les personnages qui gravitent autour du jardinier semblent semblent sortis d’un roman de Francis Scott Fitzgerald.

Objectivement, il ne se passe pas « grand chose » dans le roman, aucune action spectaculaire à relever, aucun fracas qui claque la porte, aucun feu d’artifice littéraire. De nombreux passages, au contraire, superbes de sensorialité et sensualité,  suspendent le récit le temps de décrire le jardin que le vieil homme entretient avec dévotion, iris, glaïeuls, trompettes des anges, pulmonaires en majesté.

Comme chez Virginia Wolf, les souvenirs sont les moteurs de l’histoire. Mercè Rodoreda joue magistralement sur les non-dits. En fait, ce sont les silences qui propulse une action qui se déroule hors-page. Jamais le lecteur n’est le témoin direct du récit principalement composé d’observations et d’informations de seconde main, partielles et filtrées, provenant du jardinier, de la cuisinière ou de la femme de chambre, et donnant l’impression d’écouter des chuchotements derrière la porte.

Doux, bienveillant, le ton détaché du monologue du jardinier ne semble pas toujours mesurer toutes les implications et la gravité de ce qu’il raconte, de ce qu’il se passe dès que fait irruption un nouveau riche qui fait construire, juste à côté de celle de ses maîtres, une villa pour sa fille et son mystérieux gendre. Mais flotte un parfum de mystère et de menace. Le spectre d’une tragédie amoureuse semble s’annoncer, sans qu’on ne devine si elle va réellement survenir ni selon quelles modalités.

Un jardin sur la mer est un roman éminemment atmosphérique et contemplatif qui captive par sa subtilité. On ne se rend pas compte immédiatement qu’on est happé par la lecture. Sans doute un effet de la prose élégante de l’autrice, à la fois délicate et tendue pour dire le sentiment de perte, les désirs inassouvis et la mélancolie du temps qui passe face à la frivolité des hommes ne privilégiant que les plaisirs éphémères au détriment de la beauté durable. Le récit avance ainsi sur un tempo adagio, puis se déploie lentement jusqu’à ce que le tableau final s’épanouisse en corolle et se révèle dans son intégrité.

Cette lecture donne très envie de poursuivre la découverte de l’oeuvre de Mercè Rodoreda. Les éditions Zulma annoncent les publications à venir courant 2025 de Rue des camélias et Miroir brisé, également inédits en France.

Marie-Laure Kirzy

J’emporterai le feu
Roman de Mercè Rodoreda
Traduction du catalan par Edmond Raillard
Editeur : Zulma
256 pages – 21,50€
Date de parution : 9 janvier 2025

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