Célébrons le génie de David Lynch : 4. Blue Velvet (1986)

Marqué par l’expérience Dune, Lynch souhaite renouer en partie avec l’esprit de Eraserhead. Ce sera Blue Velvet, premier chef d’œuvre, film posant les bases des réussites à venir et date du cinéma des années 1980.

Blue Velvet Image
Isabella Rossellini, Dennis Hopper – Copyright Capricci Films

Lors de sa sortie, Blue Velvet avait des airs de premier film débarquant pour produire un coup de tonnerre dans le cinéma américain des années 1980. Il s’agissait pourtant du quatrième film d’un cinéaste avec à son actif un film expérimental culte (Eraserhead) et des intrusions plus (Elephant Man) ou moins (Dune) heureuses dans le « mainstream ».

Blue Velvet afficheLe projet prend racine à un moment où Lynch n’a pas encore réalisé son premier long métrage. Les premières idées commencent à germer en 1973, et entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, une première version du scénario circulera à Hollywood. Les studios la refuseront pour son érotisme et sa violence.

Ce sentiment d’être face à un premier film est en partie lié à l’état d’esprit de Lynch au moment où le projet s’est concrétisé. Une envie de repartir à zéro. De l’épisode Dune, Lynch a en effet tiré le désir de revenir à un projet plus personnel, plus proche d’Eraserhead. Il souhaite une liberté artistique totale et le « final cut ». Une ligne à laquelle il se tiendra à partir de là, quitte à ce que ses projets se financent plus difficilement.

En échange de sacrifices salariaux et de budget de production, il obtient ce qu’il souhaite pour Blue Velvet du mythique producteur italien Dino De Laurentiis. Blue Velvet est un film de premières fois. Premier chef d’œuvre, mise en place des bases de son univers, première collaboration avec le compositeur Angelo Badalamenti, première collaboration avec Laura Dern, première utilisation de chansons de Chris Isaak et Roy Orbison. Et, même si Kyle MacLachlan était déjà présent dans Dune, Blue Velvet est la première fois où il s’impose comme LA figure masculine de l’œuvre cinématographique et sérielle de Lynch.

L’étudiant Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan) revient à Lumberton au chevet de son père malade. De retour de l’hôpital, il découvre une oreille coupée qu’il amène au policier John Williams. Sandy (Laura Dern), fille de Williams, signale à Jeffrey que l’oreille pourrait être liée à la chanteuse Dorothy Valens (Isabella Rossellini). Jeffrey et Sandy se muent alors en détectives amateurs. Le point de départ de l’oreille coupée évoque en premier lieu Van Gogh. Et par là un Lynch aspirant peintre entré par effraction dans le cinéma. En second, le son. Qui va jouer un rôle-clé dans un cinéma autant mis en scène que mis en son (les bruits sourds déjà présents).

Une oreille filmée, quand elle est découverte, entourée de fourmis, comme pour annoncer la putréfaction morale à venir. Une oreille sur laquelle la caméra va plus tard zoomer, comme pour marquer un basculement dans un noir tunnel. Dans le récit, elle est ce qui mène à la découverte de la face maléfique d’une petite ville américaine semblant bloquée dans les années 1950.

De ce point de vue, le film est en partie synchrone d’un cinéma de l’ère Reagan, fasciné par les années 1950 et leur esthétique. Mais il va révéler les ténèbres derrière cette façade évoquant les fifties. Une visite des Enfers en compagnie d’un duo naïf, innocent formé par Sandy et Jeffrey. Où ils croiseront une Dorothy victime d’un père incestueux, ce Frank Booth dont Dennis Hopper fait un des plus mémorables méchants de l’histoire du cinéma. Le film tire sa force de ses va et vient entre la naïveté et la noirceur, la sentimentalité et la cruauté. Des allers-retours ne faisant jamais l’effet de ruptures bancales de tons et d’ambiances, sans qu’on puisse l’expliquer. Un mystère qui est le sel des grands films.

Blue Velvet Affiche 3Cet équilibre est symbolisé par la première utilisation de In Dreams de Roy Orbison : au milieu de l’antre du Mal s’élève la voix d’ange du Roy. Avant que Lynch ne détourne plus loin le sens du morceau. Voulant faire payer à Jeffrey d’avoir voulu défendre Dorothy, Frank va accompagner sa punition du morceau craché par l’autoradio. En reprenant le texte, Booth le transforme en évocation d’une figure de croquemitaine qui viendrait hanter les cauchemars de Jeffrey.

Même si le film doit son titre à une autre chanson, c’est bien In Dreams qui incarne le cœur de Blue Velvet. Un morceau dont la genèse est un récit lynchien avant l’heure. Orbison affirme en effet que les paroles de la chanson lui seraient venues en rêve et qu’il a composé la musique au réveil. Le film contribuera à déringardiser Orbison aux yeux du public américain. Plus tard, l’écoute de la BO du film et d’In Dreams en particulier inspirera à Bono un chef d’œuvre offert au Roy : She’s a mystery to me.

La mise en scène de Blue Velvet pourrait quant à elle sembler sobre si on la compare avec celle des réussites des années 1990. Mais la manière de styliser le cadre est identique à ce qui suivra, et la photographie fait déjà émerger l’étrangeté d’éléments ordinaires du décor. Plan fixe sur un velours bleu qui ondule, le générique semble lui préfigurer, derrière une apparence glamour, les tourments qui surviendront dans le récit.

Blue Velvet Affiche 2Et, outre les plans d’oreille coupée mentionnés, certains passages rappellent ce que Lynch doit au cinéma d’avant-garde. Le plan d’un visage déformé suivi d’un Booth rugissant au ralenti et d’une flamme, association productrice de terreur. Un type d’association de plans se retrouvant plus loin lors d’une scène de sexe entre Jeffrey et Dorothy, avec un ralenti et un bruitage faisant écho au ralenti et au cri du passage avec Booth rugissant.

Spoiler
Le film s’achève sur happy end. Le happy end, c’est pour rappel quelque chose avec lequel le cinéma américain des années 1980 renouait après son abandon provisoire par le Nouvel Hollywood. Mais un happy end ambigu. En écho aux plans de débuts sur l’oreille coupée, la caméra part d’un gros plan sur une oreille et révéler en élargissant la perspective que c’est celle de Jeffrey. Boucle bouclée en apparence.

Oui, mais… dans la salle à manger les personnages regardent un rouge gorge, symbole de l’innocence… qui dévore un ver. Et Sandy de lancer une réplique qui est à Lynch ce que « La vie est décevante, n’est-ce pas ? » est à Ozu : « C’est un monde étrange, n’est-ce pas ? » Tandis que plus loin le générique de fin renoue avec le velours bleu ondulant de l’ouverture, comme si la parenthèse du Mal n’était pas totalement refermée.

Si critiques et cinéphiles de l’hexagone accueillent spontanément Blue Velvet comme l’un des films américains marquants des années 1980, la réception critique fut nettement plus mitigée à la maison. Lynch est cependant nominé une deuxième fois pour l’Oscar du meilleur réalisateur. Et le film connaîtra une réévaluation critique sur la durée aux States.

Avec Blue Velvet, Lynch avait réussi un film renouant avec la naïveté d’une partie du cinéma américain des années 1950, tout en retrouvant, en pleine ère des gros bras Stallone et Schwarzenegger, la capacité du meilleur cinéma des années 1970 à emmener les cinéphiles sur un terrain malaisant.

Un alliage improbable qui fait de Blue Velvet un superbe îlot dans le cinéma de son temps.

Ordell Robbie

Blue Velvet
Film US de David Lynch
Avec : Kyle MacLachlan, Isabella Rossellini, Laura Dern, Dennis Hopper…
Genre : Policier, Drame, Thriller
Durée : 2h00mn
Date de sortie française : 21 janvier 1987

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