« Le Tout », de Dave Eggers : entre dystopie et effroyable réalité

Dave Eggers prolonge le discours un peu flippant amorcé dans son précédent roman Le Cercle : l’emprise technologique de la société par une multinationale qui contrôle ses usagers. Désormais, le Tout, associé aux entreprises du web, de l’IA et de la tech, contrôle tout. C’est aussi glaçant que parfaitement lucide quant à l’actualité internationale.

Dave Eggers van schrijver
© van schrijver

Point de départ de cette suite : Delaney et Wes, deux colocataires qui veulent comprendre les rouages de cette firme qui a main-mise sur tous, se font embaucher comme concepteur.trices d’applications sensées améliorer le quotidien. Or, depuis quelques années, la vente de données personnelles, le traçage systématique des utilisateurs du web ou des IA génératives est complètement rentré dans la normalité et n’oppose plus aucune résistance. Mieux : les accords conclus avec « un géant du commerce en ligne qui portait le nom d’une jungle sud-américaine » (lol, un peu…) favorisent la suprématie de ce seul Tout sur la vie privée des citoyens. Tout est sous surveillance, sous contrôle, et le monde devient un immense esclave consentant des directives et choix des plus grands actionnaires de la tech liés aux politiques et autres assoiffés de pouvoir. Les deux associés vont donc décider de contrecarrer ces dérives en mettant en place des applications qui dépassent les limites de l’acceptable et de l’entendement, en imaginant que la société va réagir et se rebeller. Mais l’inverse se produit : on applaudit leurs propositions… trop tard, le mal ronge de l’intérieur.

Le Tout Dave EggersDès les premières pages, on pense à l’univers orwellien, à un long épisode de Black Mirror, mais avec un ton parfois humoristique qui rend le contexte assez risible et malin. Puis on déchante assez vite… et l’on se rend compte de l’avant-gardisme d’Eggers qui, en 2021 (année de la parution du livre aux Etats-Unis), annonçait déjà l’arrivée d’un axe politico-économique à la Trump-Musk, une alliance friquée qui n’allait probablement rien donner de rassurant ou d’éthique… L’auteur nous montre à quel point le genre dystopique devient de plus en plus une frontière ténue avec la réalité qu’il prétend dénoncer. L’histoire actuelle accélère complètement les dérives d’une société fliquée et en constante observation afin de la contrôler, la priver peu à peu de ses libertés fondamentales ou ses velléités de rébellion. Tout en ayant l’impression d’avoir la vie quotidienne facilitée par l’accumulation d’applications numériques intuitives, efficaces, devenues indispensables à tout un chacun.

En 650 pages passionnantes, tour à tour cyniquement drôles ou volontairement effrayantes, Dave Eggers a réalisé un diptyque incroyable sur un postulat hypothétique qui vient désormais d’être réalisé. Chose qu’Orwell, à l’époque de son 1984 n’aurait peut-être pas imaginé se dérouler de son vivant… La réalité dépasse vraiment la fiction, et lire Le Tout est autant une épreuve fascinante qu’une expérience redoutable sur ce qui, finalement, nous arrive aujourd’hui et nous attend demain, mais vraiment demain matin… pas dans un futur lointain. Et c’est encore plus effrayant.

Jean-françois Lahorgue

Le Tout
Roman de Dave Eggers
Traduit de l’anglais (USA) par Juliette Bourdin
Editeur : Gallimard
640 pages, 26 €
Date de parution : 10 janvier 2025

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