À travers le parcours de Nour, un clandestin marocain installé à Marseille, Saïd Hamish Benlarbi se livre à une subtile réflexion sur l’exil et la construction de l’identité. Un film qui, au son de raï, illustre le mot de son réalisateur : « Quand on est exilé, la terre d’accueil, c’est les autres. »
![La Mer au loin : Photo Ayoub Gretaa](https://www.benzinemag.net/wp-content/uploads/2025/02/la-mer-au-loin-photo-800x433.webp)
Entre le Maroc et la France, la mer qu’a traversée Nour. Débarqué à Marseille sans papiers au début des années 90, Nour, le regard doux et aigu à la fois sous ses boucles brunes, est au centre de La Mer au loin, le deuxième long métrage du réalisateur franco-marocain Saïd Hamich Benlarbi. Une chronique de l’exil, qui, sur dix ans, raconte, entre réalisme et romanesque, l’errance, la débrouille, la terreur de l’expulsion, mais aussi les moments de tristesse et de joie, de découragement et d’espoir qui sont le lot de chacun d’entre nous. La Mer au loin suit, au son du raï, un parcours dit « d’intégration » parmi d’autres, qui, loin de tout cliché et de tout misérabilisme, exalte la chaleur des rencontres, la puissance des liens de camaraderie et d’amour.
On l’aura compris : c’est un film d’apprentissage que Saïd Hamich Benlarbi a écrit là, fort des récits de ses proches et de sa propre expérience. L’éducation d’un jeune homme, qui se fait d’abord au sein d’une bande de copains, des clandestins comme lui qui occupent un squat et vivent de la revente à la sauvette d’objets « tombés du camion ». Cette marginalité fait l’objet de scènes au réalisme quasi documentaire : malgré la misère et la précarité qui accompagnent le quotidien de ces immigrés, elles mettent en avant la chaleur d’un groupe volontiers fêtard et sa communion autour de la musique. C’est lors d’une descente de police qu’émergera la figure de Nour et ce sera, paradoxalement, la chance de sa vie, l’occasion pour lui de rencontrer Serge, un flic qui traque les sans-papiers et le prendra pourtant sous sa protection. Le portrait de groupe, sans disparaître tout à fait, va alors se resserrer autour d’un trio – Nour, Serge et Noémie, sa femme – uni sans doute par un commun sentiment de différence. À cent lieues des stéréotypes, se dessine ainsi une figure insolite de policier, hébergeur d’un jeune homme qu’il est censé expulser, bisexuel dragueur et amoureux fou de sa compagne, amateur nocturne de travestis et attaché aux traditions familiales. Celle aussi, non moins singulière, d’une femme défendant farouchement sa liberté. Le film prend alors une couleur plus romanesque sans jamais s’éloigner de son parti pris : donner à voir ses personnages dans des scènes comme saisies sur le vif, loin de toute volonté démonstrative. Chronologiquement chapitré, il fait la part belle aux ellipses qui préservent les zones d’ombre des personnages, leur conférant une sorte d’autonomie qui libère notre imaginaire.
L’émotion que suscite ce film tient à la vérité qui se dégage de ses personnages, attachants et complexes. Les seconds rôles ont ici une fonction essentielle, montrant, au regard du parcours de Nour, la pluralité des trajets qui peuvent naître de l’exil. Ayoub Gretaa donne au jeune homme la dignité, mélange de force et de fragilité, de celui qui tente de se construire sans jamais se plaindre, en accueillant placidement ce que la vie lui offre, heurs et malheurs. Observateur plus qu’acteur, Nour souffre pourtant d’un sentiment d’empêchement, d’autant plus vif qu’il s’oppose à la liberté de ceux qu’ils côtoient. Dans le trio peu conformiste qu’il forme avec Serge, (le très juste et très intrigant Grégoire Colin) et Noémie (une Anna Mouglalis impressionnante de classe et d’étrangeté – et quelle voix !), Nour cherche et trouve une première fois sa place, avant que les aléas de la vie ne le conduisent à en trouver une autre. Un parcours intime qui se construit autour d’une double identité, au fil du temps et au fil des rencontres, un parcours qui, inévitablement, le ramènera un jour au point de départ, de l’autre côté de la mer. Souvenir des premières amours, nostalgie de ce qui aurait pu être, constat d’un impossible dialogue avec sa mère , sentiment peut-être d’avoir trahi les siens. Ce que l’on appelle « une double absence ». Difficile de mettre des mots sur ce que Nour et les autres immigrés peuvent ressentir. Mais ce que les mots ne peuvent dire, les visages l’expriment et la musique le donne à entendre à travers le raï, à la fois festif et mélancolique, à l’image de la vie.
Si La Mer au loin m’a autant intéressée et émue, c’est par la subtilité avec laquelle Saïd Hamich Benlarbi nous conduit à réfléchir à la notion d’identité. Jamais rien de définitif ni de convenu dans le regard qu’il porte sur ceux qui ont à vivre les difficultés d’une double appartenance. Il nous montre qu’il est des exils heureux et des exils malheureux, comme en témoigne la conversation finale entre Nour et un vieil ouvrier agricole accablé sous le poids du labeur. Et même si Nour voit son horizon s’ouvrir au fil du temps, c’est au prix d’ un certain nombre de renoncements… La Mer au loin, un beau titre, qui montre que, de quelque côté de la Méditerranée qu’il se trouve, l’immigré ne peut vivre l’exil que comme un éloignement de soi.
Anne Randon