Arrivés à leur troisième album, les aventuriers sonores de Squid, qui nous avaient déroutés avec leur O Monolith, nous offrent avec Cowards un disque plus accessible, en dépit des thèmes très sombres de ses chansons, sans pour autant renoncer à leurs audaces musicales. Bien joué !
![SQUID by Harrison Fishman (2024) 5](https://www.benzinemag.net/wp-content/uploads/2025/02/SQUID-by-Harrison-Fishman-2024-5.jpg)
Squid, le quintette britannique de ce que les anglo-saxons qualifient généralement d’art-rock (comme si, normalement le Rock n’était pas un « art ») avaient frappé très fort en 2021 avec un pur chef d’œuvre, Bright Green Field, qui avaient scotché son monde. Après avoir confirmé sur scène qu’ils n’étaient pas un phénomène de hype comme la Perfide Albion en génère trop souvent, ils étaient revenus deux ans plus tard avec O Monolith, un disque qui restait dans la même logique mais poussait la démarche une étape plus loin. Trop loin ? Autre chef d’œuvre pour les uns, disque frôlant l’inécoutable pour les autres, O Monolith avait l’intelligence de dégager complètement le groupe de ces influences post-punk restantes, ce terme étant devenu une horrible tarte à la crème, traduisant souvent le manque d’imagination des groupes le revendiquant. Et puis, être aventureux, au risque de se perdre, n’est-ce pas ce qu’on peut attendre de mieux d’un groupe au XXIème siècle ?
On en arrive donc le 7 février 2025 au troisième album du groupe : Cowards, emballé dans une pochette « piquante », drôle ou dérangeante selon les goûts, marque une évolution non négligeable : on peut parler d’un élargissement de la palette sonore de Squid, même si les tonalités jazzy restent prépondérantes, mais également d’un approfondissement des thèmes littéraires, poétiques et politiques du groupe. Plus important sans doute même, Cowards, pour être toujours aussi… bizarre, semble plus « rond », plus hospitalier, en tous cas pour quiconque n’a pas trop peur de ne pas trouver immédiatement ses marques.
Cowards est présenté par le groupe dans les textes accompagnant sa sortie comme un « concept album » explorant la nature du mal, avec des « protagonistes confrontés à des cultes, au charisme et à l’apathie, naviguant dans l’océan sombre entre le bien et le mal »… chacune des neuf chansons correspondant à une histoire distincte : tout un programme ! On veut bien, et d’ailleurs on est ravi que Ollie Judge, le chanteur et batteur de Squid, positionne la musique du groupe comme avant tout « littéraire », cite des livres – plutôt sinistres a priori – comme influences (Lapvona d’Ottessa Moshfegh ou Miso Soup de Ryū Murakami ; on ne les a pas lus, mais on devrait sans doute). On est plus ravi encore que les autres musiciens insistent sur le fait que les textes des chansons, particulièrement soignés, sont ce qui importe vraiment. Une belle manière de se démarquer de leur époque, ma foi !
« We love their crispy skin / ‘Cause it’s something that we crave / One hit right between the eyes / It’s become so easy / That’s no surprise / One hit right between the eyes / It’s become so easy to take a life » (Nous aimons leur peau croustillante / C’est quelque chose dont nous avons vraiment envie / Un coup entre les yeux / C’est devenu si facile / Ce n’est pas une surprise / Un coup entre les yeux / C’est devenu si facile de prendre une vie) : c’est le roman d’horreur Cadáver exquisito d’Agustina Bazterrica, décrivant un futur dans lequel tous les animaux ont disparu, obligeant les humains à se tourner vers l’élevage d’autres êtres humains pour leur fournir de la viande, qui a servi d’inspiration à Crispy Skin, la chanson qui ouvre l’album ! Musicalement par contre, on est devant une pièce enlevée, faussement joyeuse mais joyeuse quand même, finalement. Moins jazzy que souvent chez Squid, presque pop, un pied toujours fermement planté dans l’avant-gardisme.
Après cette impressionnante entrée en matière, Building 650 charme instantanément par son gimmick à la guitare : une chanson immédiatement accrocheuse, qui dissimule un conte terrifiant de serial killer américain et raciste, ami du narrateur, faisant des ravages à Tokyo. Brrr… Paradoxalement, c’est le film Lost in Translation de Sofia Coppola qui a été le point de départ du morceau. Blood on the Boulders démarre comme une comptine menaçante avant de monter vers l’hystérie avec une puissance qui rappelle que le groupe, aussi cérébral soit-il, sait faire parler la poudre. Le texte est plus abscons, mais a valu au groupe sa première qualification comme « explicit » sur les plateformes pudibondes. « That Californian sun on my face / All those drugs they / They fogged his brain » (Ce soleil californien sur mon visage / Toutes ces drogues, elles / elles m’ont embrouillé le cerveau) : il semble que Squid parlent ici de cette dépravation moderne consistant à faire de l’argent en alimentant le bon peuple des téléspectateurs défoncés de « true stories » horrifiques.
Fieldworks, histoire abstraite de gosse qui a vrillé et sombré dans la folie, est séparée en deux courtes pièces de deux minutes, assez atmosphériques, et a été l’un des premiers morceaux créés pour l’album, celui qui en a suggéré la direction. C’est lors de l’enregistrement et la production de Fieldworks que fut prise la décision, fondamentale pour le son de l’album, de retirer la guitare de sa place traditionnellement centrale dans la musique de Squid (« Pour ne pas sonner comme U2, il nous a fallu retirer le « Edge » de la musique »). Cro-Magnon Man est le titre, vaguement psychédélique, le plus accrocheur de tout le disque, grâce à un chant ironiquement innocent et une mélodie répétitive et simpliste : inspiré par des représentations de cavernes de l’époque de l’homme de Cro-Magnon dans un livre, le texte pointe que la médiocrité pathétique de l’humanité actuelle était déjà prédéfinie par ses origines.
Cowards est une chanson qui tranche avec ce que Squid représentent généralement dans l’esprit de ses fans : simple et belle, avec une partie centrale majestueuse grâce à l’intervention des cuivres. On parle ici pourtant de l’accablement qui nous saisit devant la dégradation du monde, et qui rend le fait de rester enfermé chez soi tellement attrayante. « Polythene bags will never go away / Us dogs and rats will never escape / If you said it could be better out / I probably won’t believe you » (Les sacs en polyéthylène ne disparaîtront jamais / Nous, les chiens et les rats, ne nous en sortirons jamais / Si tu me disait que ça pourrait être mieux dehors / Je ne te croirais probablement pas).
Showtime!, l’avant-dernier titre, semble initialement avoir été placé là pour ceux que l’absence de guitares électriques, et « d’esprit Rock » dans l’album, ont désespéré. Titre rampant, menaçant, puissant, Showtime! s’interrompt soudainement quand un dérèglement électronique, absurde, vient menacer le cœur de la chanson. Il faut dire que l’objet de la chanson est ni plus ni moins qu’une réévaluation – pas vraiment positive – du rôle et du comportement d’Andy Warhol au sein de sa cour, et de la Factory.
![Squid Harrison Fishman 02](https://www.benzinemag.net/wp-content/uploads/2025/02/Squid-Harrison-Fishman-02.jpg)
Et pour finir, Squid nous offrent les huit minutes de Well Met (Fingers Through The Fence), huit minutes de splendeur mi-jazzy, mi-prog rock. Débutant par la voie exquise de Clarissa Connelly, chanteuse « expérimentale » venant du Danemark, ce morceau fleuve explore les conséquences ultimes de la crise climatique, nous laissant finalement suspendus, dans l’attente de ce qui pourra venir après. Même si la chanson est sombre, elle aussi, paradoxalement, si belle qu’elle diffuse un peu d’espoir…
… Ce qui est une bonne description de l’album tout entier, en fait. Un album qui équilibre beaucoup mieux que son prédécesseur complexité musicale et accessibilité, pessimisme des textes et beauté de la musique : un disque qui consolide la position de Squid à l’avant-garde de l’innovation dans la scène Rock britannique actuelle.
Eric Debarnot
Squid – Cowards
Label : Warp Records
Date de sortie : 7 février 2025