« De nos blessures un royaume », de Gaëlle Josse : l’émouvante histoire d’un deuil

Un an après la disparition de l’homme qu’elle aimait, une jeune femme entreprend un voyage à travers l’Europe, avec pour seule compagnie celle d’un livre. Un pèlerinage jusqu’au musée des amours défuntes de Zagreb qui se transforme en quête de soi.

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© PHILIPPE MATSAS / EDITIONS BUCHET-CHASTEL

Vendredi 23 juin 2023. Le rideau se baisse sur une dernière représentation. Applaudissements, fierté, sentiment de plénitude. « Je ne suis plus là », dit pourtant celle qui a porté « ses estropiés », « ses esquintés magnifiques » jusqu’au bout de la danse. Demain, elle part. Un long voyage, qu’elle-même juge « déraisonnable ». Volontairement inconfortable, il la conduira à travers l’Europe, en train puis en bus, « d’hôtels pas terribles en gares routières cafardeuses », jusqu’à Zagreb. Pour la voyageuse presque sans bagages mais lourde de souvenirs, seul compte le sentiment « d’avoir quelque chose à faire et de devoir le faire seule en prenant son temps ». Cela fait un an maintenant que Guillaume a disparu, un an à s’absorber dans le travail du corps, à tenter de se dire que la vie continue – en vain. Alors il faut partir, avec pour unique compagnon, un livre. Le livre.

De nos blessures un royaumeCe livre, c’est ce dont Guillaume avait fait son monde, celui qu’il a voulu lire et relire sur son lit d’hôpital, jusqu’à la fin. Quelques Éden, lettres à ma fille de Julien Lancelle. On s’étonne d’abord de la place qu’occupe cet ouvrage dans le récit d’Agnès. De l’entremêlement de deux ou plutôt trois histoires, la sienne, celle de Guillaume, et celle de ce Julien, l’héritier malgré lui, l’écrivain d’un seul livre, le père ébloui d’une petite Emma, une enfant « différente ». L’amour entre Julien et Emma est inscrit dans leur lien commun avec la nature, dans ces multiples jardins qu’il lui fait visiter, ces papillons, ces fleurs, ces fruits, qu’il lui fait observer, toucher. C’est par les sens qu’il parvient à ancrer la petite fille dans un monde qui, autrement, lui échappe. Et l’on comprend peu à peu que ce parcours, ce sera aussi celui de la narratrice, qui va, pas à pas, sortir de la clôture de son deuil et s’ouvrir au monde.

Le monde, ce sont des paysages, des rencontres de hasard, mais aussi des oeuvres d’art. À Milan, ce sera un Caravage, une opulente corbeille de fruits en pleine maturité, alors qu’au sens propre, le ver est déjà dans le fruit, faisant du tableau « une apothéose vouée à la décomposition ». À Mantoue, ce sera la somptueuse Chambre des époux peinte par Mantegna, le chef-d’oeuvre du trompe-l’oeil, le triomphe de l’illusion, à l’image de la vie. Face à la beauté, les sens d’Agnès retrouvent leur acuité, son corps, endurci par la pratique de la danse et comme anesthésié par le chagrin, se réveille progressivement, dans la douleur d’abord, puis se dénoue agréablement, mais non sans culpabilité, sous des mains expertes. Si bien que lorsque cette quête touche à son but, dans l’étrange musée des amours défuntes de Zagreb, Agnès ne peut que constater que son objet a insensiblement changé.

Ce qui donne au livre son rythme, sa profondeur, et sa tonalité particulière, c’est le contrepoint qu’introduisent dans la narration d’Agnès les extraits de Quelques Éden et l’opposition entre le lyrisme des pages où Julien Lancelle s’adresse à Emma et la sobriété du récit d’un voyage entre passé et présent, qui, de pèlerinage se fait quête de soi. « Laisser un écho de nos jours passés, les inscrire auprès d’autres feux consumés  » : l’objectif premier de la narratrice s’est infléchi au fil du temps, sans même qu’elle en prenne conscience car ces « lents demains » dont parlait Guillaume sont devenus l’histoire d’un deuil en train de se faire, qu’accompagne un livre empli de lumière et d’amour. Comme les éden que, tel un antidote au malheur, Julien a offerts à Emma, Guillaume a légué à Agnès ce livre précieux, qui lui permettra de renaître, de danser à nouveau sa vie, de faire « de ses blessures un royaume ».

Anne Randon

De nos blessures un royaume
Roman de Gaëlle Josse
Éditeur : Buchet Chastel
176 pages – 19,50€
Date de parution : le 9 janvier 2025

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