Le livre d’Elliah Wald, publié en 2015 et qui est ressorti en ce début d’année, est probablement le travail le plus complet, le plus objectif, jamais effectué pour raconter la révolution que fut le passage de Bob Dylan « au Rock » en 1965. Au point que Un parfait inconnu s’en réclame… de manière pour le moins exagérée.
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Au générique de Un parfait inconnu, certains auront peut-être remarqué que James Mangold et son co-scénariste, le rare – et précieux – Jay Cocks (Silence, Gangs of New York, The Age of Innocence) citent comme source Elijah Wald, auteur en 2015 d’un pavé sur le sujet du passage de Dylan du Folk au Rock, Dylan électrique. De quoi titiller la curiosité des Dylanophiles qui ne l’auraient pas déjà lu. La bonne nouvelle est que Rivages ressortent le livre sous le titre Bob Dylan électrique, abondamment sous-titré Newport 1965 – du Folk au Rock – Histoire d’un coup d’état, pour bien mettre les points sur les i (ce que l’on peut difficilement leur reprocher, bien sûr).
Il vaut mieux prévenir d’emblée le fan de Dylan impatient : on pourrait presque dire que Bob Dylan électrique n’est pas tant sur Robert Zimmerman et sur la bataille d’Hernani que représente, pour la musique US, le Festival de Newport de 65. Ce à quoi Wald s’est attelé, c’est plutôt à une minutieuse description de l’évolution (rapide) du folk dans la première moitié des années 60, sous l’influence du débarquement de la pop anglaise, Beatles au premier rang, et au rôle que Dylan, électron libre insaisissable et rebelle sans cause, a pu jouer dans celle-ci. Le résultat est que l’on ne parlera de Dylan ici que dans moins de la moitié des pages, et que les incidents autour de son set le dimanche du Festival de Newport n’occupent que le tout dernier chapitre du livre.
Le livre débute d’ailleurs par un chapitre sur Pete Seeger, leader un peu oublié désormais d’un folk proche de ses racines historiques et populaires, et tout entier tourné vers la lutte politique, avant même de retracer le parcours musical de Zimmerman depuis son enfance jusqu’à son accession à une gloire nationale, puis planétaire. « Musical » est un mot important ici, car, à la différence du biopic de Mangold, il n’est fait que très peu mention dans ces pages de la vie amoureuse, ou même sociale et amicale, de Dylan – ce qui pose d’ailleurs la question des sources que Mangold et Cocks ont utilisées pour leur film… Le livre s’intéresse alors à toute l’histoire détaillée du Festival de Newport, jusqu’à la fatidique édition 65.
Ceci ne sera évidemment pas un problème pour quiconque se passionne pour cette formidable période de l’histoire des USA, où le mouvement des Droits Civiques révolutionna le pays, et où la musique, le folk et le rock en particulier, joua — pour une fois, et ce n’est pas si fréquent, en fait — un rôle non négligeable dans les changements sociaux, ou tout au moins dans les changements de mentalité. Il faut toutefois reconnaître que les centaines de noms d’artistes, de groupes, de chansons cités dans le livre, créent de temps en temps un sentiment de « trop plein », que des passages comme la description en une dizaine de pages d’une simple brochure du festival semblera pour le moins excessive. Mas tout ceci, défauts y compris, concourt à l’exhaustivité exceptionnelle de cet essai.
Admirable aussi est l’objectivité du récit, puisque, quand de nombreux moments-clés de l’histoire de Dylan sont rapportés de manière sensiblement différentes par des témoins, Wald cite toutes les versions des faits, en évitant de prendre parti (ce qui a été, évidemment, impossible dans le film, à moins d’adopter une démarche plus conceptuelle qui ne faisait pas partie du projet, commercial, de Mangold !). La fameuse anecdote de Seeger et de la hache en est un brillant exemple…
Mais dans le fond, ce qui intéresse vraiment Wald ici, et il y consacre plusieurs fois de longues pages, c’est l’opposition entre partisans intransigeants d’une musique militante, puriste, au rôle sociétal clair, et chantres d’une vision moins rigide, ouverte aux changements, à l’intégration des goûts d’un public plus large. Au risque de tomber dans le piège « capitaliste », sans doute inévitable, consistant à sacrifier son intégrité aux sirènes du commerce, et du succès : ça n’a rien d’original, ni de nouveau, mais ça reste un sujet pertinent, de nos jours. Après, ce qui est évident ici, c’est bien que Dylan (comme les Beatles, d’ailleurs) a trouvé sa manière d’exister sans se « vendre », sans compromis ni avec les uns, ni avec les autres. Et a poursuivi un chemin qui a été le sien, et rien d’autre.
Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, il est un exemple à suivre.
Eric Debarnot