Corto toujours un peu plus loin est une compilation de 5 aventures, en continuation directe de celles parues sous le titre de Sous le signe du Capricorne. Avec ces histoires, Pratt continue l’édification de ce qui va devenir l’univers et le mythe de Corto Maltese.
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Tome 2 des Aventures de Corto Maltese telles que publiées en 1974, Corto toujours un peu plus loin contient les 5 dernières aventures des 11 créées par Hugo Pratt entre 1970 et 1971, lorsqu’il décida de transformer son personnage de la Ballade de la mer salée en héros récurrent. Il s’agit donc de la suite directe de Sous le signe du Capricorne, avec les mêmes qualités et les mêmes (petits, tous petits) défauts, comme une tendance à accumuler parfois de longs dialogues – démonstration « par l’absurde » que Pratt avait trop de choses à raconter pour le format court de ces histoires, et qu’il aurait peut-être dû « écrire des livres ». On notera d’ailleurs la référence à Jack London, « compagnon » d’aventures que Pratt a certainement rêvé d’avoir, et que Corto affirme avoir croisé, dans Têtes de champignons. Ces 5 histoires se déroulent a priori en 1917 (en tout cas, c’est ainsi qu’elles sont désormais inscrites chronologiquement dans la « vie de Corto »), mais il faut noter qu’à sa première parution dans le format actuel, chez Casterman (en 1979), la brève introduction présentant Corto Maltese les situait plutôt en 1913. Mais comme il est également fait allusion, dans ces mêmes lignes, du fait que ces aventures se déroulent dans la « jungle amazonienne », alors que Corto y voyage du Venezuela au Pérou, on ne s’arrêtera pas sur les aspects « approximatifs » de cette introduction.
Corto est devenu amnésique à la fin de Sous le signe du Capricorne, et c’est ainsi qu’on le retrouve, soigné par Steiner au début de Têtes de champignons, à Maracaïbo au Venezuela. Parti en expédition dans la jungle à la recherche d’Eldorado, Corto croise la route d’un drôle de français, Pierre La Reine, bagnard évadé de Guyane, et d’un chef de tribu métis et ambigu, Aparia. Capturés par les féroces Jivaros, nos amis risquent… leur tête, mais rien n’est ce qu’il paraît dans cette histoire à la fois « fantastique » et ultra-violente. Sans trop spoiler, disons que Corto y retrouvera sa mémoire perdue…
Le tout début de La Conga des bananes m’a toujours interpelé, voire gêné, avec cette scène assez audacieuse qui voit des canons de fusils et de revolvers « parler », mais surtout parce que Pratt, par facilité ou non, a tracé les orifices des canon au compas, faisant fi de toute perspective réaliste ! On est maintenant au Honduras, et l’histoire tourne autour d’une mallette contentant de l’argent destiné à financer une révolution. Ou pas. Sans doute l’histoire la moins convaincante de toute, la Conga des bananes n’est qu’une suite de meurtres absurdes autour de cette fameuse mallette, sans que l’on y comprenne réellement quoi que ce soit… même si c’est justement là le propos – cynique, ou pessimiste – de Pratt : il n’y a pas de révolution « pure », il n’y a que des hommes (et des femmes) qui s’entretuent dans leur propre intérêt. L’apparition finale de Bouche Dorée renvoie tout ça au mythe : sorcière immortelle, elle symbolise un destin invincible qui se rit des créatures humaines qu’il manipule. Ou pas.
Vaudou pour Monsieur le Président est située sur une île imaginaire (Port Ducal) de la Mer des Caraïbes, ce qui permet d’introduire le thème du vaudou et des zombies, même si ce n’est finalement qu’un McGuffin. A ce propos, on remarquera d’ailleurs que Pratt utilise rarement des décors « non réels » pour ses histoires (pas de Syldavie ou de San Theodoros chez Corto, aventurier du monde tel qu’il est, ou plutôt qu’il était !). Mais ce Vaudou pour Monsieur le Président est l’un des récits où s’exerce le plus clairement la magie complexe de Pratt, qui peuple cette maudite île de toute une variété de démons différents, dont aucun n’est « vrai » (Corto nous en a averti d’emblée !), et qui luttent à leur manière pour le pouvoir sur un territoire où il y a peut être du pétrole, susceptible de provoquer l’arrivée « d’étrangers » cupides. Mais, au final, parce que Corto, malgré les morts qui s’accumulent autour de lui, certains tués de sa propre main, est un « romantique », il se pourrait bien que le pire des démons se nomme l’Amour…
Avec La Lagune des Beaux Songes – une lagune située dans le delta du Fleuve Orénoque, au Venezuela, non loin de la frontière avec la Guyane -, on touche enfin au SUBLIME : voilà l’inimitable – et bouleversante grandeur de Corto Maltese dans un épisode où il n’est qu’un personnage « secondaire » : on y suit, on y vit, les délires d’un soldat anglais mourant, obsédé par sa désertion d’un champ de bataille français et par ses mauvaises actions. C’est beau à en pleurer, littéralement. Pratt a une idée géniale visuellement avec ces demi-visages d’indiens en bord d’image, et une bonne partie des dialogues mériteraient d’être cités ici. Allez, pour le plaisir, une seule phrase, qui résume parfaitement la philosophie de Pratt / Corto : « Il faut plus de courage pour vivre en lâche que pour mourir en héros. »
La conclusion, Fables et grands-pères, se déroule dans la partie péruvienne de l’Amazonie. Corto est chargé dune mission : retrouver le petit fils d’un médecin, qui a été élevé chez les Jivaros. Mais sa route a croisé celle d’un ignoble esclavagiste, Mendoza, et tout se terminera dans un bain de sang. Pur récit d’aventures, d’une grande efficacité, traversé de scènes d’une violence extrême, Fables et grands-pères rappelle que les valeurs de l’humanité transcendent la couleur de la peau et la culture de chacun, ce qui est une évidence toujours bonne à rappeler.
Se clôt ainsi la phase de construction du personnage de Corto Maltese, qui évoluera finalement assez peu par la suite (mis à part sur le plan graphique, où l’on verra Pratt atteindre une maîtrise remarquable de son style). Ces cinq épisodes ont ouvert des pistes de fiction que les ouvrages suivants exploreront (ou pas…) : la recherche de Mu, le secret de la cité d’Eldorado caché dans la lagune de Venise, ce qui se trouve dissimulé Rue du Roi de Sicile dans le Marais à Paris, et d’autres sujets encore…
Et c’est ensuite que les choses « sérieuses » vont commencer.
Eric Debarnot
Corto toujours un peu plus loin
Scénario et dessin : Hugo Pratt
Pré-publication (Pif) : 1970 – 1971
Première publication en album en France : 1974
Hugo Pratt – Corto toujours un peu plus loin – extrait :
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