Daniel Saldaña Paris est un conteur, un narrateur intelligent et doué. Il raconte des histoires merveilleuses et hallucinées. Avec La Danse et l’Incendie, il nous emmène pas loin de la fin du monde, là où la folie guette.
Qu’est-ce qui fait d’un livre une œuvre majeure ? À part le passage du temps, qui peut venir confirmer ou pas une impression subjective, rien ne peut répondre à cette question. Pourtant, La danse et l’incendie ressemble d’assez près à ce qu’on pourrait considérer comme un roman important (en souhaitant que ce soit confirmé). Il y a des tas des sujets (petits et grands, mais assez universels), traités avec délicatesse et profondeur, de la poésie et beaucoup de folie ; des personnages crédibles, bien dessinés, avec des sentiments humains, de l’amour, et de l’indifférence et du désespoir. Il y a de très jolies plantes et de la téquila. Un cadre mythique (Cuernavaca, état du Morelos, Mexique) . Une dimension historique et du suspense. On tourne et tourne et tourne les pages, avec gourmandise, inquiétude ou irritation, et l’envie de savoir comment les personnages vont se sortir du piège dans lequel ils sont pris : une Cuernavaca encerclée de gigantesques incendies qui rendent l’atmosphère irrespirable, des incendies tellement violents qu’ils semblent ne plus devoir s’éteindre. Les feux de l’enfer.
Daniel Saldaña Paris donne la parole à une narratrice, Natalia, et deux narrateurs, Erre et Lapin. Trois amis d’enfance, qui se sont connus au lycée, qui se sont aimés, plus ou moins bien, se sont (un peu) perdus de vue, et se retrouvent dans cette atmosphère de fin du monde.
C’est Natalia qui commence. Au lycée, elle est sortie avec Erre, une relation bancale finie depuis longtemps mais pas oubliée. Ceci dit, au moment où le roman commence, Natalia pense surtout à ses Bromélias, et au spectacle de danse qu’elle devrait bientôt présenter. Les cendres de l’enfer ne la gênent pas tant que ça. Ce qui l’intéresse ce sont les épidémies de danse qui se sont déclenchées dans certaines villes en Allemagne et Alsace vers la fin du Moyen Âge—des dizaines, centaines de personnes dansaient, sans raison apparente, de manière frénétique pendant des jours jusqu’à épuisement. Elle va s’en inspirer. Ce sera un moyen de rejeter le système d’art bourgeois que représente le peintre vieillissant mais célèbre avec qui elle vit. Et de faire face à l’écroulement du monde.
Puis vient Erre. Contrairement à Natalia, il manque totalement de confiance en lui. Il ne sait pas quoi faire de sa vie, maintenant qu’il a perdu son travail et que sa femme l’a quitté. Il revient en ville après son divorce, et se rapproche de ses anciens potes de lycée, Natalia et Lapin. Il en a envie, sans en avoir envie. Il n’a, en réalité, envie de rien. Il est perdu, perdu, inquiet, angoissé. Le monde s’écroule, il s’écroulera lui aussi. Il vague (portant bien son nom) dans la ville de son enfance, en fuyant tout, y compris lui-même — une errance qui rappelle qui n’est pas sans rappeler celle des personnages de Plier bagage. Un refus de sombrer avec les autres, mais pour sombrer tout seul.
Et puis il y a Lapin, entre les deux… il a fini (sans l’avoir vraiment choisi) par s’occuper de son père mourant devenu aveugle. Il n’est pas aussi amer et désespéré qu’Erre. Pas aussi provocateur et créatif que Natalia. C’est à lui que Daniel Saldaña Paris confie la tâche de raconter la fin du roman, c’est-à-dire de faire converger les histoires de Natalia et d’Erre – belle ironie narrative, pour quelqu’un qui voulait les deux sans jamais réussir à concrétiser cet amour. À lui de nous raconter comment se passe le spectacle de Natalia et où s’enfuit Erre.
Natalia, Erre et Lapin ont chacun droit à leur moment, à leurs versions des faits et à leur partie. Les 3 parties se succèdent et se complètent se recouvrant partiellement. Un mode de narration astucieux et intelligent qui permet de commencer avec le point de vue de Natalie et d’arriver au dénouement avec celui de Lapin, donc. On a l’impression d’avoir 3 histoires en une, tout en en ayant une seule. Et puis l’idée de lier le spectacle de danse de Natalia dans les folies dansantes du Moyen Âge, d’ancrer la fiction dans l’histoire permet à Daniel Saldaña Paris de dépasser le psychologisme (qui guette quand on raconte une histoire du point de vue d’un personnage) et de donner de l’ampleur à son roman. Les réflexions sur l’adolescence, la vieillesse et la mort, l’amour et l’avidité, l’ambition se mêlent à un propos plus général sur la folie qui nous guette tous de nouveau. Comme au Moyen-Âge.
Alain Marciano