Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, What’s Going On de Marvin Gaye, album charnière qui changea et la carrière de son auteur et tout un genre musical, la soul.
Durant plus d’une décennie, de ses balbutiements aux détours des années 50 jusqu’à la fin des années 60, la soul music était le porte-étendard de toute la communauté afro-américaine toute heureuse de se voir représenter par une ribambelle d’artistes de couleur tout en haut des charts. Avec en guise de locomotive des labels tels que Stax ou Motown, dont le mot d’ordre était simple : sortir des albums pour empiler les succès commerciaux, en plaisant autant au public noir qu’à la ménagère blanche.
C’est ainsi que naîtront de nombreux groupes, des Jackson 5 aux Supremes, en passant par tout un tas de bands en The (Four Tops, Temptations, Pointer Sisters), mais aussi des chanteurs et chanteuses solos, un tout jeune Stevie Wonder, Aretha Franklin, Diana Ross ou encore Marvin Gaye. Tout ce petit monde enchaîne les hits, des plus dansants aux plus langoureux, sur un rythme effréné, et le genre musical de devenir une grande vache à lait pour producteurs avides.
D’abord auteur pour groupes puis chanteur à la reconnaissance modeste, Gaye finit à son tour par atteindre les sommets. Notamment par le biais de ses innombrables duos avec la gent féminine dans un registre où monsieur excelle particulièrement : le roucoulement. A ce petit jeu, c’est avec Tammi Terrell qu’il va tirer son épingle du jeu. Trois albums en commun, des tubes à ne plus savoir qu’en faire, avec en point d’orgue le désormais grand classique Ain’t No Mountain High Enough. Et puis le drame : Terrell est foudroyée par une tumeur au cerveau en mars 1970, Marvin plonge dans la dépression et s’éloigne des studios quelques temps. Autant dire une éternité à l’époque.
Berry Gordy, saint Patron de chez Motown, prie son poulain de se ressaisir et de revenir avec un single. Celui-ci lui propose alors une composition toute fraîchement enregistrée : What’s Going On. Stupeur du producteur : le morceau est bien trop politique et engagé, impossible d’en faire un single ! S’ensuit plusieurs mois de bras de fer entre les deux hommes, Gaye refusant tout bonnement de plier face aux injonctions de son impresario. Gordy finit par céder, tout de même convaincu du four à venir. Grossière erreur. Janvier 1971, le label sort le titre et n’en produit d’abord que 100.000 copies alors qu’il finira par atteindre le haut du panier des classements et deviendra l’un des plus grands hits de l’histoire de Motown.
Pas fou, on supplie alors Marvin Gaye d’embrayer avec tout un album de la même veine et ce le plus vite possible, merci. C’est ainsi que né What’s Going On, l’album , sort en mai de la même année. Et plus rien ne sera jamais comme avant. Disque-concept, il suit d’un fil rouge le retour sur les terres américaines d’un vétéran du Vietnam qui se rend compte de toutes les injustices, tous les malheurs et souffrances de son pays. Tout y passe : brutalités policières, racisme, problèmes de drogues (Flyin’ High), d’éducation (Save the Children), religion et même… écologie (l’immense Mercy Mercy Me), pourtant un concept encore abstrait à cette époque. On est loin, très loin des paroles Crayola ou à l’eau de rose qui pullulaient jusqu’ici.
Mis en boite et enregistré (sous influences d’alcool et de drogues, les démons du père Marvin n’en sont qu’à leurs balbutiements…) en compagnie des Funk Brothers, l’opus est également d’une richesse musicale incroyable. On touche autant à la soul qu’au jazz, qu’aux prémices du funk (Right On) qu’à des effluves psychédéliques. Là encore, on ne joue plus du tout la carte de la facilité, on ne cède plus aux sirènes du cahier des charges, et une place de choix est faite à la créativité, à l’audace. Un pari payant pour ce qui sera considéré comme un grand album dès sa sortie, mixant succès d’estime et commercial. Avant de devenir une influence majeure pour tous ses contemporains qui viendront marcher dans ses pas, s’émancipant à leur tour du diktat du tube évident.
Aujourd’hui vu comme l’un des plus grands disques de son époque, véritable classique et chef d’œuvre, What’s Going On est ce que l’on appelle un game changer. En ancrant tout un genre dans une nouvelle ère au virage des années 70, et plus encore en montrant la voie à toute une communauté que l’on peut être artiste contestataire et connaître le succès, Marvin Gaye a été l’un des précurseurs en la matière. Et s’il connaîtra plus tard de nouveau le succès avec des titres pour la couette, son nom reste associé à tout jamais à cette pochette mythique et à l’une des pages les plus importantes de la musique.
Alexandre De Freitas