L’incursion dans le format télé de David Lynch aura été comme pour le cinéma : marquante et définitivement culte. Mais de quelle manière Twin Peaks est-elle devenue l’une des séries TV fondamentales de l’histoire du petit écran ?
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Comme beaucoup de gens de ma génération, l’arrivée de Twin Peaks sur « la 5 », petite chaîne aujourd’hui disparue, demeure un souvenir inoubliable : nous attendions tous le lundi soir un nouvel épisode de cette enquête policière hors-normes, de de « feuilleton » étrange et fascinant, qui nous promettait débats houleux et interrogations multiples le lendemain, nous empêchant de suivre correctement les cours et animant les pauses bouffe du midi. La question qui taraudait tout le monde : mais qui a bien pu tuer Laura Palmer ? Et au delà de ça, que cachent les habitants de Twin Peaks ? Par ailleurs, tout le monde était hypnotisé par la musique, signée Angelo Badalamenti, dont chacun s’était procuré le CD, acheté ou piraté (pas de streaming ou de réseaux sociaux à l’époque pour partager de manière plus efficace…). L’engouement pour Twin Peaks dépassait tout ce qui existait auparavant pour ce genre télévisuel, et ce, internationalement. Un gros coup pour Lynch, un coup inespéré aussi.
Son génie – car oui, on peut parler ici de génie créatif – est d’avoir réussi, avec son partenaire de scénario Mark Frost, à mixer deux classiques du feuilleton sériel avec son univers onirique et malsain : l’enquête policière et le soap opéra sont ici littéralement défigurés par des personnages étranges ou dérangés, dans une petite ville d’apparence paisible mais qui regorge de sombres secrets. Le tout avec une alchimie visuelle inédite, qui déboussola tous les téléspectateurs du monde…
La première saison de Twin Peaks démarre d’ailleurs très simplement : un agent du FBI débarque dans la bourgade reculée de Twin Peaks, coincée entre forêt et montagne, pour enquêter sur le meurtre d’une jeune fille, Laura Palmer, retrouvée au bord de la rivière. Aidé de la police locale et du shérif du coin, Dale Cooper va, au fur et à mesure de son investigation, faire ressurgir moults affaires – de business, de drogue, de sexe ou d’adultère – chez ses habitants, faisant ainsi de la petite ville industrielle et d’apparence banale le terreau sombre et presque cauchemardesque des noirceurs de l’humain. Dès les premières scènes, suffisamment mystérieuses pour capter l’attention, le spectateur se passionne à la fois pour l’avancée de l’intrigue policière, comme pour les relations entre les habitants, tous semblant à la fois suspects et victimes d’autres situations qui nous échappent. Si l’on y rajoute les aventures sexuelles et amoureuses, les dramas de voisinages, ceux qui semblent mouillés dans des affaires louches, tout est là pour accrocher l’amateur lambda devant son téléviseur.
Pourtant, dès le troisième épisode, la patte lynchienne vient un peu bouleverser ces codes : le surnaturel et l’indicible s’invitent à la table de l’histoire, semant donc le trouble sur ce que l’on comprend. L’environnement à la fois rural et ouvrier devient un univers dangereux empli de recoins sombres, les foyers, bars-diners, hôtels, lycées, postes de police des endroits où la folie peut guetter les protagonistes à tout instant. Et il y a le « One Eye’s » en pleine forêt, ce casino aux allures de cabaret et bordel de luxe où semblent se manifester les bas instincts des personnages les plus « normaux » en apparence. Et enfin, il y a le « Black Lodge », un lieu non identifié qui semble marquer la frontière tangible entre la réalité et le mal inconscient, un endroit symbolique de la schizophrénie de certains, qui paraît être la base de la dualité de leurs esprits. Un lieu purement lynchien donc, orné de tentures rouges, de sols zébrés, où une personne de petite taille se déhanche dans un mouvement extérieur à notre cadre spatio-temporel. Un visuel devenu mythique, que l’on retrouvera dans le film Fire Walks With Me, puis la saison 3 de Twin Peaks, 25 ans plus tard.
Il est impossible de tout analyser dans ce chef d’œuvre télévisuel, surtout en un seul article : nombre de thèses ou articles de dizaines de pages lui ont été consacrés… mais il est intéressant d’y relever deux aspects qui ont profondément marqué l’histoire de la série télévisée.
D’abord, David Lynch a systématisé à la fin de chaque épisode le principe du cliffhanger frustrant, générateur d’interrogations, qui tiendra le spectateur en haleine : une semaine se passait donc entre chaque diffusion d’épisode, une semaine durant laquelle tout le monde y allait de sa propre analyse de l’enquête et de qui faisait quoi avec qui… Si l’on ajoutait à ça les nombreux mystères qui généraient des histoires secondaires et parallèles, les conversations et débats ne s’éteignaient jamais, et gagnaient au contraire en ampleur à chaque épisode. Cette construction habile de scènes inachevées à chaque clôture d’épisode amorçait un désir mêlé de frustration que le binge-watching a depuis tué (merci, Netflix !). On retrouve pourtant chez certaines plateformes une envie de revenir à ces sentiments pour des séries qui sortent par épisode hebdomadaire désormais. Comme un retour à l’esprit lynchien.
Ensuite, Lynch a pu expérimenter ce qui fait la force et la faiblesse d’une série télévisée : sa liberté créative mais aussi ses contraintes d’audience et d’économie. On comprend très vite que le moteur du réalisateur, bien plus qu’une enquête sur un meurtre, est de plonger sa série dans un tourbillon des âmes, tentant ainsi de porter sur la longueur toutes ses lubies et ses desseins : sonder la profondeur de l’humain, sa lumière et sa noirceur, ses pulsions et ses combats intérieurs. La grande force de Twin Peaks, est alors de faire de tous ses personnages des figures « principales ». Rarement à la télévision, on aura vu nombre de femmes et d’hommes avoir autant d’importance dans un même scénario : ils pèsent tous le même « poids » dans la fiction, ils sont tous des figures essentielles à la progression de l’histoire de cette ville insaisissable.
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Malgré tout, les impératifs de la chaîne ABC, qui diffusait la série aux USA, obligèrent Lynch et Frost à accélérer leur intrigue et dévoiler, en plein milieu de la saison 2 et à la stupeur générale, qui avait tué Laura Palmer ! Une fois cette révélation faite, la saison 2 (qui traînait un peu à longueur depuis un moment, avouons-le) se termina dans des épisodes poussifs, qui furent des échecs en terme d’audience puisque les gens savaient qui était enfin à l’origine du crime. Pourtant, revu après coup, le 30ème et dernier épisode était un nouveau tour de force de Lynch, qui nous vrillait le cerveau en 45 minutes démentielles – et constituait une parfaite conclusion SUSPENDUE au trip halluciné de la série : une fin « choquante » pour une série qui avait su captiver des millions de fans à travers le monde : quelle frustration de laisser alors l’Agent Cooper ainsi, devant son miroir, diaboliquement possédé, alors que nous frissonnions à imaginer ce que Lynch et Frost auraient pu nous concocter ensuite…! On sait bien que, depuis, de nombreuses séries ont connu la même aventure – de Sense 8 brutalement arrêtée à The OA, autre série culte qui ne connaîtra jamais de saison 2… ce qui aura frustré beaucoup de téléspectateurs. C’est là la dure loi des séries modernes, liée aux impératifs en terme de rentabilité et de succès : Lynch aura probablement été l’un des premiers à essuyer les plâtres…
Néanmoins, le temps aura été le meilleur allié de Twin Peaks : que ce soit dans l’esprit des gens (elle reste une des séries les plus citées dans les classements des meilleures de tous les temps) ou dans sa postérité (des créateurs de Lost jusqu’à de nombreuses productions récentes, les références au chef d’œuvre sont légion), Twin Peaks demeure (avec sa troisième et incroyable saison, sur laquelle nous reviendront), la chose télévisuelle la plus marquante, la plus folle et la plus mystérieuse qu’il nous ait été donné de voir. Et pour un bon moment encore.
Jean-François Lahorgue