Le chinois Liu Cixin s’est imposé comme un des maîtres de la SF avec notamment sa trilogie Le Problème à trois corps, adapté en série par Netflix. Fort de ce succès, son éditeur français Actes Sud a fait traduire une œuvre de jeunesse, parue en 2003 sous forme de feuilleton, un court roman de 192 pages pour le moins surprenant.
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Après un prologue prônant l’humilité de la condition humaine, l’homme n’ayant émergé qu’au dernier dixième de la dernière seconde si l’histoire de la Terre était condensée en une journée, le récit démarre au Crétacé. Bien avant les hommes donc, « deux flammes d’intelligence sont allumées sur cette planète » : les dinosaures et les fourmis. « Quelque chose d’étrange » se produit lors de leur improbable rencontre, lorsque des fourmis soulagent un dinosaure gêné par un bout de viande coincé entre ses dents en s’introduisant dans sa gueule. C’est un virage dans l’histoire de la Terre : du développement de leurs relations mutuellement bénéfiques et solidaires, symbiotiques, naît une civilisation florissante
Le talent de l’auteur est de transformer ce postulat de base totalement fantaisiste en un récit vif auquel le lecteur se prend aisément au jeu. Liu Cixin ne s’enlise pas de détails excessifs mais crée un univers immersif dans lequel on se régale des savoureuses descriptions de Crocville, l’immense cité des fourmis devenues dentistes à plein temps puis médecins de haut vol ; ou de Mégalithopolis la cité des dinosaures aux gratte-ciel hauts de centaines de kilomètres. L’auteur joue avec brio des énormes changements d’échelle et de taille, comme dans la géniale scène d’expédition de fourmis dans un corps saurien (on pense au film L’Aventure intérieure).
Oui, on se marre beaucoup, mais derrière le ludique farcesque affichée, derrière l’uchronie divertissante, c’est toute l’absurdité des sociétés humaines face aux crises qui se déploie devant nous. Liu Cixin reprend les grandes étapes de l’histoire humaine, de la Préhistoire à la crise écologique actuelle, en passant par la révolution industrielle et l’ère nucléaire. Il enjambe le temps avec de monumentales ellipses de mille ans pour raconter comment naissent et meurent les grandes civilisations.
Car derrière les fourmis (au départ cantonnées aux rôles de mains habiles des dinosaures manquant de dextérité manuelle, leurs petits cerveaux étant juste bon à l’arithmétique simple), et les dinosaures (tirant leur arrogance et leur mépris de leur capacité à penser complexe et créatif), impossible de ne pas penser aux relations entre la Chine et aux Etats-Unis, de la guerre froide à aujourd’hui.
La fantaisie uchroniste se transforme alors en fable politique aux échos très contemporains. Liu Cixin ne choisit pas son camp, laissant le lecteur apprécier la catastrophe à venir lorsque l’alliance entre les dinosaures et les fourmis menace de se désagréger. Jusqu’à une fin à la Docteur Folamour, la morale de l’histoire, cruelle mais logique.
Mare-Laure Kirzy