« Queer » de Luca Guadagnino : la machine molle

Comme David Cronenberg, Luca Guadagnino a découvert William Burroughs jeune et a, dès ses 21 ans, travaillé à une adaptation cinématographique de Queer. Plus de trente ans après, il concrétise enfin son projet (son rêve ?) en le portant à l’écran. Une adaptation qui aurait mérité plus d’incarnation, et peut-être plus de noirceur, de « sale », dans l’expression des désirs obsessionnels (de la piqûre, du shoot, de corps juvéniles) propres à la condition burroughsienne.

Copyright Yannis Drakoulidis

Étrangement, Burroughs a été peu adapté au cinéma, et Queer n’est que le troisième film s’inspirant de la vingtaine de ses livres. Avant lui, il y a eu la tentative poétique (mais bancale) de Bertrand Mandico (Les garçons sauvages) et il y a eu, surtout, Le festin nu de David Cronenberg qui plutôt que d’essayer de vainement mettre en images le texte inadaptable (« Des yeux de poisson mort qui glissent sur une veine ravagée »…) de Burroughs, a préféré amalgamer l’œuvre entière (et la vie) de l’écrivain pour en faire une œuvre fiévreuse et singulière. Comme Cronenberg, Luca Guadagnino a découvert Burroughs jeune et a, très tôt (dès ses 21 ans), commencé à travailler sur une adaptation cinématographique de Queer.

Plus de trente ans après, et grillant en quelque sorte la priorité à Steve Buscemi qui, en 2011, devait réaliser une adaptation de Queer écrite par Oren Moverman, Guadagnino a enfin concrétisé son projet (son rêve ?) en portant à l’écran le deuxième roman de Burroughs. Roman où l’on retrouve le double de l’écrivain, William Lee, qui végète à Mexico (où Burroughs tua accidentellement sa femme, Joan Vollmer, lors d’une soirée sous emprise de l’alcool et de la drogue), fréquente les bars à clientèle essentiellement homosexuelle sans conviction ni plaisir, puis rencontre le jeune et beau Eugene Allerton dont il s’éprend de façon maladive. Entre frustrations et désirs (in)assouvis, leur relation fonctionne sur une mécanique sentimentalement (et sexuellement) déséquilibrée. Et puis un jour, Lee décide de partir à la recherche d’une mystérieuse plante aux vertus hallucinogènes (le yagé) qui, dit-on, procurerait des dons télépathiques, entraînant Allerton dans son improbable quête.

Formellement, Queer est une réussite. Au sein de décors et d’ambiances volontairement factices, presque irréels (on songe parfois au Querelle de Fassbinder) et magnifiés par la photographie de Sayombhu Mukdeeprom, Guadagnino promène ses personnages paumés comme à la recherche d’eux-mêmes et de leur identité (« Je ne suis pas queer, je suis désincarné », expliquera Lee). La musique de Trent Reznor et Atticus Ross apporte à l’ensemble une touche supplémentaire d’étrange, si l’on excepte les quelques morceaux musicaux délibérément anachroniques (Nirvana et Prince par exemple) qui font davantage gadget que volonté de vouloir refléter, par un biais décalé certes, l’état existentiel des personnages en le mettant en parallèle avec certaines paroles de chansons.

Sur le fond en revanche, Queer est raté. Guadagnino et son scénariste Justin Kuritzkes peinent à traduire les affres et la complexité d’une passion aliénée qui, ici, se résume à des œillades énamourées confrontées à des regards las, des balades en ville et quelques ébats explicites. La dynamique, délétère, des amants désunis n’est jamais vraiment prégnante et ne porte en elle les fracas du dérèglement amoureux, et ressemblera surtout à une sorte de vaudeville badin sur fond de soirées alcoolisées se répétant ad nauseam sans que quelque chose d’un peu substantiel y soit apporté à chaque fois. Il en va de même pour leur approche de la dépendance et du manque, de cette solitude et de ce métabolisme spécifiques au camé (« La came n’est pas, comme l’alcool ou l’herbe, un moyen de jouir davantage de la vie. La came n’est pas un plaisir. C’est un mode de vie », a écrit Burroughs dans Junky), que Guadagnino et Kuritzkes abordent finalement peu et pour, quand ils le font, réduire le sujet à deux ou trois visions banales, sans puissance ni malaise comme chez Cronenberg.

La dernière (et courte) partie dans la jungle est elle aussi ratée, s’égarant dans une sorte de parodie cheap de films d’aventures (la scène du serpent, ridicule), mais dont on sauvera tout de même la magnifique séquence de transe corporelle, sorte de connexion physique et spirituelle entre Lee et Allerton réunis dans une nuit hallucinée. Et puis on sauvera aussi l’interprétation, habitée, de Daniel Craig malgré une allure qui le fait beaucoup plus ressembler à un comptable au bout du rouleau qu’à la silhouette émaciée de Burroughs (on lui préfèrera, et tant pis si la comparaison s’avère un rien inutile, Peter Weller dans Le festin nu, fébrile et osseux).

Une partie de la critique s’est d’ailleurs emballée en découvrant Craig dans la peau d’un personnage gay s’adonnant à quelques étreintes homosexuelles, loin de l’image virile et téméraire de James Bond, oubliant apparemment que l’un de ses premiers grands rôles fut celui de George Dyer, l’amant (et la muse) de Francis Bacon, dans le magnifique Love is the devil et dans lequel, déjà, il donnait de son corps lors de certaines scènes. En tout cas son duo avec, ici, Drew Starkey, très bien lui aussi, aurait mérité plus d’incarnation, et peut-être plus de noirceur, de « sale », dans l’expression des désirs obsessionnels (de la piqûre, du shoot, de corps juvéniles) propres à la condition burroughsienne.

Michaël Pigé

Queer
Film américain réalisé par Luca Guadagnino
Avec Daniel Craig, Drew Starkey, Jason Schwartzman…
Genre : Drame
Durée : 2h16min
Date de sortie : 26 février 2025

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