Pensé par son auteur comme « un cadeau aux fans de la série, une tarte aux fraises enrobée de fil barbelé », Fire Walk With Me tiendra longtemps lieu d’épitaphe ambivalente à l’univers de Twin Peaks. Depuis, le film a été largement réévalué. À raison ?
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Suite à l’annulation de Twin Peaks par ABC après sa seconde saison, David Lynch n’a pas pour autant envie de jeter l’éponge. Il vient justement de signer un contrat avec CiBy, toute nouvelle filiale de distribution fondée par Francis Bouygues, et en profite pour négocier un long-métrage en lien avec la série. Côté scénario, cette opportunité occasionne des dissensions. Lynch et Mark Frost sont en désaccord sur la direction à prendre. Le premier envisage un préquel pour explorer le personnage de Laura Palmer de son vivant. Le second a envie d’une suite qui répondrait aux interrogations des fans après le fameux cliffhanger à la fin de la deuxième saison. La signature avec CiBy donnera finalement le champ libre à Lynch pour sa vision, dont la réussite pourrait potentiellement valider un sequel à la série. Frost quitte le projet, remplacé par Robert Engels, qui avait déjà participé à l’écriture d’une dizaine d’épisodes du Twin Peaks originel.
Une autre difficulté notable concerne le casting, après le ventre mou de la seconde saison où l’absence du duo Lynch/Frost à la manœuvre fut vécue comme un abandon. Kyle MacLachlan pressent que Cooper lui collera à la peau. Il a peur du typecast et limite sa participation à quelques jours de tournage. Sherilyn Fenn est indisponible, trop occupée sur d’autres projets. Richard Beymer, peu satisfait de l’unique scène faisant figurer Ben Horne, décline l’invitation. Lara Flynn-Boyle, qui avait poussé la deuxième saison vers une direction désapprouvée par Lynch et Frost (occasionnant de nombreuses modifications scénaristiques, parmi lesquelles l’introduction des personnages de Heather Graham et Billy Zane), est également absente de l’aventure. Recasté, le personnage de Donna sera interprété par Moira Kelly. En revanche, Sheryl Lee est très enthousiaste, heureuse d’avoir la possibilité d’explorer son personnage hors des simples flashbacks de la série.
Le tournage débute en septembre 1991 et dure deux mois, durant lesquels Lynch filme plus de cinq heures de rushes et écope d’une hernie après avoir rigolé trop fort à une blague d’Angelo Badalamenti. Le montage final se concentre sur la trajectoire de Laura Palmer, suivant la volonté de Lynch qui souhaite rendre le film accessible aux novices de la série. La plupart des scènes coupées seront rendues disponibles en 2014 sous le nom de Twin Peaks : The Missing Pieces.
Du fait de son distributeur hexagonal, le film obtient une sortie anticipée en France. Il est présenté en avant-première à Cannes en mai 1992, et arrive dans les salles françaises au début du mois de juin, tandis que l’Amérique doit patienter jusqu’au 28 août. La France sera d’ailleurs l’un des rares pays où le film rencontrera un succès populaire. Le Japon semble également l’apprécier, mais son démarrage nord-américain est timide. Les quatre millions de dollars de recettes échouent à éponger les onze millions du budget, compromettant immédiatement les projets de suites. Pour ne rien arranger, les critiques sont mitigées. On parle d’un film à la fois grotesque, prétentieux, puritain, nihiliste, naïf et déprimant. De nombreux fans de la série sont déçus, citant le manque de mystère d’une issue déjà connue, la violence crue et l’absence de résolution des questions posées par la fin de la deuxième saison. Les défenseurs du film soulignent la radicalité de son propos et l’intégrité artistique de son réalisateur, qui semble avoir eu à cœur de ne pas miner la mystique de la série. En bref, personne n’est d’accord. Quentin Tarantino estime que « Lynch a disparu dans les profondeurs de son propre fondement », là où Céline Sciamma, qui voit le film sans avoir suivi la série, se dit « complètement perdue, mais profondément changée, au point où le monde entier paraissait différent à la sortie de la séance. »
Plus d’une trentaine d’années après les faits, et à la lumière d’une sépulture refaite à neuf avec une ultime saison en 2017, quelle est la valeur de Twin Peaks : Fire Walk With Me ? La postérité a sensiblement réévalué le film. D’une part, il est régulièrement cité comme influence par une nouvelle génération de cinéastes. De l’autre, la suite de la filmographie de Lynch a filé de nombreux éléments présents dans Fire Walk With Me. La première partie du film, qui fait directement référence à la série via la présence de Cooper, notamment, est un jeu de piste surréaliste qui ne s’interdit jamais de rire de son sujet, tout en faisant appel à des têtes de renom (Chris Isaak, Kiefer Sutherland, David Bowie) pour étoffer la galerie de personnages. Le caméo du frontman de Tin Machine en Phillip Jeffries est sans doute l’une des scènes les plus cultes du métrage, quand bien même Bowie, pressé par une tournée imminente, regrettait de n’avoir pas eu le temps de rendre son accent sudiste plus crédible. Cette apparition sous les traits d’une détective en pleine descente hallucinatoire aura-t-elle présidé aux germes du personnage de Nathan Adler ? Il n’est pas interdit de le supposer. De la même manière, la séquence à l’étage du convenience store, qui fait revenir Frank Silva et Michael Anderson, marque le spectateur avec une verve cauchemardesque toute familière. L’altercation entre Leland Palmer et Mike le manchot sert autant de coda à la série que de préfiguration à l’issue du film, qui glisse sournoisement sur la pente douce de la fatalité.
On se rappelle que l’épisode 29, réalisé par Lynch lui-même, dynamitait littéralement et figurativement Twin Peaks, avec une ire rarement égalée par les épisodes d’adieux des séries qui pullulèrent par la suite. En tant que préquel, Fire Walk With Me opère un retour à un stade plus ancien, celui de la fameuse question « Qui a tué Laura Palmer ? », originellement destinée à rester sans réponse, mais finalement tranchée sous la pression des pontes d’ABC. La réponse tient autant du fantasme d’un monde caché dans le nôtre que du démon affreusement trivial de l’inceste. Dès lors, l’horreur est partout, la violence est abjecte et la mise en scène de Lynch ne se prive jamais de le faire ressentir. Fire Walk With Me s’illustre par une radicalité qui découle directement de sa fonction de préquel. Si l’amertume de Lynch est aisément perceptible dans la démarche, elle confère une authenticité décuplée au résultat. L’effusion sanglante de la scène de meurtre établit un précédent à celles qui parsèmeront Lost Highway. Laura n’est en sécurité nulle part et surtout pas chez ses parents. Le filmage de la maison des Palmer en fait déjà cette chapelle d’infamie qui présidera à la destinée de Renee Madison.
Dans un monde où les violences faites aux femmes sont un sujet qu’aucune société ne peut plus ignorer, la violence déployée par Fire Walk With Me apparaît particulièrement en avance sur son temps, de la part d’un cinéaste ayant régulièrement examiné l’interférence entre désir et mort. Laura Palmer, victime dans sa chair et son être profond, semble se saisir des vices pointés par l’Amérique de son époque pour réaffirmer sa prise sur le réel, en dépit des signes annonciateurs de l’inéluctable. Ce geste d’écriture résonne avec la beauté d’un amour sincère, celui porté par Lynch à ce personnage qui traversait sa propre série comme un spectre. Pourtant, Laura est rarement aussi fantomatique que lorsqu’elle apparaît dans Fire Walk With Me, bien vivante, sur le siège de la voiture de son père ou sous l’éclairage écarlate d’un club louche, aux côtés de la Donna timorée de Moira Kelly. Dans le contexte hollywoodien de 2025 où la notion de préquel, de suite ou de reboot est fréquemment synonyme de tiroir-caisse à nostalgie, il est saisissant de revoir Fire Walk With Me, un préquel qui subvertit sa propre nature avec un plaisir vengeur, replongeant le public dans un univers à jamais perturbé par une révélation, et où les morts reviennent à la vie pour mieux nous terrifier.
Le public a voulu savoir qui avait tué Laura Palmer, la télé a accepté de le révéler, et le cinéma confirme que plus rien ne sera jamais comme avant.