La nouvelle sensation Heartworms était à Petit Bain hier soir, et il ne fallait pas manquer ça. Bien sûr, il y avait aussi DITZ à la Maroquinerie, pour ceux qui ne se sentaient pas trop gothiques…
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Ce soir, alors que DITZ, un groupe dont on parle beaucoup, passe à la Maroquinerie, on pouvait choisir une option musicale plus originale, et se retrouver à Petit Bain pour découvrir sur scène Jojo Orme, avec son projet Heartworms. On utilise le mot « découvrir » à mauvais escient, car les plus pointus d’entre nous avaient déjà pu voir Jojo au Point Ephémère en 2023, voire pour les plus précoces, aux Inrocks à la Boule Noire en 2022. Mais la petite princesse / prêtresse gothique a fait pas mal de chemin depuis, a sorti un premier album remarqué (et remarquable), et ses prestations scéniques actuelles n’ont, semble-t-il, plus grand-chose à voir avec ses timides débuts…
19h30 : la soirée commence tôt, avec une première partie des plus singulières : Mai Mai Mai est un projet italien très… euh… particulier. On est prévenu dès la lecture de sa description sur Bandcamp : « …un examen idiosyncratique du folklore méditerranéen et du sud de l’Italie, un voyage sombre dans les traditions passées, fait de souvenirs flous et de sons brumeux ». Bon. Il faut d’abord dire que le musicien / vidéaste installé derrière ses machines est vêtu d’une grande robe rayée noire et jaune et qu’il porte un masque d’apiculteur. Ou quelque chose comme ça. Une obsession – ou une crainte ? – des abeilles, peut-être. Ensuite, les sons qu’il produira pendant les 40 minutes qui lui ont été imparties sont une sorte de bande sonore ininterrompue et bruitiste – avec quelques beats par-ci par-là, mais pas trop – d’un film vidéo limite perturbant diffusé derrière lui. Si ça commence soft avec des images de la mer (Méditerranée ?) et de la côte (italienne ?), on se retrouve peu à peu plongé dans ce qui ressemble à une étrange procession religieuse, avec masques effrayants, cornes inquiétantes, et rituels bizarres (on jurerait avoir vu une bouche régurgitant une grenouille, sur la fin…). Tout ça pourrait être ennuyeux – et l’est parfois -, mais la fascination et également l’étonnement l’emportent régulièrement, devant cette évocation de sortes de fantômes d’un monde disparu, rempli d’incantations et d’un brouhaha étourdissant. Pas sûr quand même qu’on ait envie de revoir, non de revivre ça, une seconde fois…
20h30 : Jojo Orme n’est pas seule sur scène, elle est accompagnée d’un guitariste peigné et vêtu comme si son rêve était de jouer dans The Cure en 1981, et d’un batteur. Tous les deux sont relégués au fond, et nous ne les verrons quasiment pas, la scène n’étant que très, très peu éclairée. Jojo, elle, minuscule fantôme dissimulé dans un long manteau noir, est devant, une guitare électrique entre les mains, mais quand elle ne chante pas, elle se livre à des danses torturées, évoquant les transes d’un vampire essayant d’éviter la lumière du jour naissant. La musique de Heartworms est principalement préenregistrée, les trois musiciens y ajoutant en live les percussions plus organiques de la batterie et le fracas et les grondements des deux guitares électriques.
Le set commence très fort, avec une version intense de Just to Ask a Dance, qui culmine vite dans une explosion électrique et des cris de damnés. C’est superbe, soufflant même, et aussi plus rude, plus austère que sur l’album Glutton for Punishment. Un extraordinaire début de set… une force qu’il va être difficile de répéter pendant l’heure qui va suivre, il faut l’avouer. Mais Retributions Of An Awful Life (extrait du EP de 2023, A Comforting Notion) fait ensuite tout aussi bien le job, dans une atmosphère de sombre hystérie indus qui peut évoquer le Nine Inch Nails des tout débuts.
Consistent Dedication fait un temps baisser l’intensité, ce qui nous permet de reconnaître que, finalement, le plus spectaculaire, même dans un set aussi « théâtral » que celui que Heartworms nous offrent ce soir, c’est la voix remarquable de Jojo. Une voix qui pourrait chanter à peu près n’importe quoi que ce serait passionnant. Et c’est à ce moment que Jojo part dans des hurlements perçants qui réveillent les fantômes qui sommeillent depuis des lustres dans la coque hantée de cette péniche d’un autre âge qu’est Petit Bain. May I Comply, avec ses notes sautillantes de guitare, son spoken word limite hip hop et son invitation à des trémoussements tribaux, rappelle le potentiel commercial de Heartworms en 2025, avant que la tuerie de Jacked – encore un titre a priori très NIN, sur lequel vient se greffer un motif puissamment accrocheur à la guitare ! – ne fasse l’inverse, et nous rappelle que la cold wave peut très bien revivre sur des beats contemporains : « I guess nothing turns back / I guess nothing turns / Don’t think that it’s nothing ! » (Je suppose que rien ne revient en arrière / Je suppose que rien ne revient en arrière / Ne pense pas que ce n’est rien !).
Après ça, Mad Catch – le bien nommé car il est « catchy » ! – semble trop gentillet, mais il faut voir la rupture insensée que Jojo va ensuite provoquer. Elle prend d’abord un long moment pour imposer, non, pour faire naître un silence absolument intégral dans une salle pourtant comble. Puis elle se lance dans la récitation hantée d’un poème évoquant, si l’on a bien compris, des gens enterrés sous le plancher. Brrrrr. Il y a aussi là quelque chose qui rappelle les interventions similaires d’une Patti Smith, ce qui n’est pas peu dire. Le set se termine sur les deux superbes chansons que sont Extraordinary Wings (« I don’t wish murder ’cause l got no right » – Je ne souhaite pas de meurtre car je n’en ai pas le droit… tu parles !) et Warplane, qui manque peut-être un peu d’intensité, en dépit de son refrain lyrique, pour conclure.
Pour le rappel, surprise : ce n’est plus une sombre pythie se tordant dans des visions hallucinées que nous avons devant nous, mais, débarrassée de son long manteau, un petit brin de femme toute simple, presque souriante. C’est la pause acoustique (oui, limite folk…) de Glutton for Punishment, avant le planant Celebrate, et le long Smugglers Adventure : ça commence comme du Cure, avec une voix qui joue dans un registre de complainte douloureuse, avant que le final ne fasse parler la poudre et rugir les guitares électriques.
A la fin de cette heure de concert qui, en dépit des références que nous avons listées parce qu’elles nous sont venues à l’esprit durant le set, ne ressemblait pas à ce qui se fait aujourd’hui dans la musique, deux avis contraires s’affrontent. Ceux qui avaient vu Jojo à ses débuts regrettent l’abandon de la sincérité généreuse de ses premiers sets pour passer à un spectacle théâtral, qu’ils jugent artificiel ; les autres – dont nous sommes – célèbrent la naissance d’une future star destinée forcément au succès, vu la qualité de ses chansons et son talent vocal.
Faites-vous votre propre opinion, mais ne manquez surtout pas Heartworms la prochaine fois.
Texte : Eric Debarnot
Photos : Robert Gil
J’étais également présent à ce concert, vous avez bien trouvé les mots pour décrire les deux prestations, surtout la première particulièrement cryptique et obscure…