Après un Twin Peaks: Fire walk with me tièdement accueilli (en attendant sa réhabilitation cinéphile future), Lynch retrouve les sommets d’inspiration de Blue Velvet avec Lost Highway. Film coupé en deux. Film tournant en boucle. Et un superbe cauchemar ouvrant la voie à Mulholland Drive.
Contrairement à ce qu’imaginaient certains critiques à l’annonce du projet, le titre Lost Highway n’avait rien à voir avec le mythique morceau de Hank Williams. Lynch avait été fasciné par ces deux mots à la lecture du livre Night People de Barry Gifford, écrivain dont il avait adapté Sailor et Lula au cinéma. Après avoir affirmé à Gifford qu’il aimerait donner ce titre à un film, Lynch travaille à un scénario avec l’écrivain. Lynch raconte à Gifford que lors de la dernière nuit de tournage de Twin Peaks: Fire walk with me, il avait pensé à des VHS et un couple en crise. La première partie du film est écrite. Alors que le personnage de Fred Madison (Bill Pullman) est dans le couloir de la mort, le tandem décide qu’une « transformation » doit survenir et écrivent la seconde moitié du film.
Film débutant par l’autoroute et Bowie : I’m deranged, extrait de l’album (1. Outside) qui l’a remis aux avants postes du Rock. Puis c’est « Dick Laurent est mort ». La première réplique du film, entendue par un Madison à son interphone en pleine nuit, raconte l’art lynchien de trouver l’inspiration dans ce qu’il y a de plus bizarre : la vie quotidienne. Un incident similaire était survenu et Lynch avait supposé que la personne ayant sonné avait confondu sa demeure avec celle d’un voisin prénommé David et au nom commençant par un L. (le comédien David Lander). L’idée des VHS déposées sur le pas de la porte et aux images pénétrant de plus en plus à l’intérieur du domicile fait de Lost Highway un film de home invasion par la caméra.
Le film a sur ce point involontairement annoncé l’époque actuelle. Une époque dans laquelle le développement des caméras sur les téléphones mobiles a écorné dans les faits le principe de vie privée. C’est d’ailleurs le téléphone portable qui donne à la première partie son grand moment de terreur primitive. Lors d’une soirée, l’Homme mystère (Robert Blake) s’approche de Fred, lui annonce l’avoir déjà rencontré et être en ce moment à sa maison. Madison appelle sa propre maison et l’Homme Mystère décroche. Une étape de plus dans le pétage de plombs de Madison, qui affecte déjà son couple avec Renée (Patricia Arquette), dans cette partie. Le lendemain, Madison regarde la nouvelle VHS déposée devant chez lui : il s’y voit face au corps démembré de sa femme. Il est arrêté pour meurtre et placé dans le couloir de la mort.
Cette partie contient l’essence du fantastique : un grand film fantastique est en effet très souvent un film dans lequel les évènements pourraient être le produit de l’imagination d’un personnage perdant pied avec le Réel. Il est ici question d’obscurité, de lumière rouge, de mise en son. Et d’une mise en scène transformant les couloirs en terrifiants tunnels. Là où la route renvoie à un labyrinthe mental dans le générique d’ouverture puis dans la deuxième partie, c’est l’enfermement qui l’incarne dans cette première partie.
Dans la seconde partie, le gardien de prison découvre un matin dans la cellule de Fred à sa place le jeune mécanicien automobile Pete Dayton (Balthazar Getty). Ce dernier est libéré et prend littéralement la place de Fred dans le récit. Une seconde partie à la fois prolongement et symétrique de la première. Cette césure est-elle le reflet d’une schizophrénie de Fred ? A-t-elle à voir avec l’affaire O.J. Simpson, inspiration déclarée du cinéaste ? Qui avait été marqué par la manière dont Simpson était allé faire comme si de rien n’était du golf à sa libération. Voyant là une forme de dissociation mentale permettant à un meurtrier d’éviter la folie.
Mais au fond, peu importe qu’il y ait un sens évident ou non. Le rebondissement a sa force narrative propre. Il donne un second souffle à un principe narratif qui avait fait le sel de Sueurs Froides et de Psychose. Deux films dans lequels Hitchcock tuait un personnage principal pour mieux faire redémarrer son récit tout en le prolongeant. Un principe déjà retravaillé entre autres par De Palma avec Pulsions.
Là où le vécu lynchien formait les bases de la première moitié, cette partie carbure aux clichés du Film Noir. Pete Dayton croisant le vieux parrain Monsieur Eddy (Robert Loggia). Dayton tombant amoureux de la Femme Fatale maîtresse de Eddy : Alice Wakefield (Patricia Arquette). Sosie blond de Renée, comme un nouvel écho à Sueurs Froides. Et à l’obsession pour une seule femme susceptible de rendre un homme fou, élément commun au film de Lynch et à celui d’Hitchcock. Alice et Pete formant de façon prévisible, pour qui connaît le cinéma hollywoodien fifties, un duo d’amants voulant s’évader et prendre la route.
Dans ce retravail d’un univers cinématographique fifties, il y a quelque chose d’en partie proche dans l’esprit d’un Sailor et Lula, sans le sentimentalisme et les excès trash. Une seconde partie où l’on saura enfin qui est Dick Laurent. Une révélation faisant la transition entre l’autoroute perdue et Mulholland Drive, tant elle raconte déjà la face noire d’Hollywood. Des éléments de la première moitié réapparaissent en partie transformés. Avant que le film ne quitte les rives du réalisme pour revenir (en boucle) à son point de départ. Et à I’m deranged. Peu importe de savoir pourquoi : c’est la force propre d’un récit à la fois circulaire et coupé en deux.
Second film du cinéaste produit par le Ciby 2000 de Francis Bouygues, Lost Highway reçut un accueil transatlantique contrasté. A domicile, l’accueil fut aussi tiède que pour son film précédent. En France, le film marqua la réconciliation de la critique, ainsi que de la fraction de fans déçue par son préquel de la série Twin Peaks avec Lynch.
Produit par Trent Reznor, son score représente le témoignage concret d’un imaginaire lynchien ayant imprimé la musique populaire. Les morceaux et compositions de Bowie, des Smashing Pumpkins, de Trent Reznor, de Rammstein, de Nine Inch Nails… respirent l’ambiance industrielle d’Eraserhead et la noirceur maléfique d’un Blue Velvet. Aussi lynchiens que les compositions de Badalamenti présentes, donc.
Mais il y a surtout un choix résumant le cinéma de Lynch : l’innocence fifties des Drifters (This Magic Moment, sorti en 1960 mais so fifties dans l’esprit, ne pinaillons pas) reprise par Lou Reed.
Ordell Robbie