Avec Corto Maltese en Sibérie, Hugo Pratt livre un chef d’œuvre qui prouve que, bien maniée, la bande dessinée rivalise avec les romans de Rudyard Kipling, Joseph Kessel ou Joseph Conrad. Le mythe prend son envol…

Proche du parti communiste, la direction de Pif Gadget estime que Corto Maltese est politiquement incorrect. Rendu à sa liberté, désireux développer une véritable histoire. Hugo Pratt s’affranchit du format des 20 pages. Pour donner sa pleine mesure, Corto a besoin d’espace, de folie, de mystères et de bons compagnons. Pour La Ballade de la mer salée, Pratt avait choisi une île perdue de l’Océan Pacifique, les prémisses d’une Guerre mondiale, un fabuleux trésor, que l’on ne verra pas, et, pour l’accompagner, l’énigmatique Moine et ses pirates, les jeunes Groovesnore et Raspoutine. Soumis à une logique de surenchère, pour son retour au récit long, il doit trouver mieux. Ce sera les steppes de Sibérie et de Mongolie, la guerre civile russe, le trésor de Nicolas II, que l’on perdra, et une pléiade de généraux et de sociétés secrètes, deux femmes fatales, le souvenir insistant d’une troisième, et… Raspoutine ! Le marin disposera d’une pauvre jonque, qui aura tôt fait de couler, avant de se risquer, avec réticence, en avion et dans des trains. Car en Sibérie, on guerroie en train blindé !
En associant des personnages réels, tel l’ataman Semenoff ou le Baron fou, à ses créations, le scénario mêle la grande d’histoire et le romanesque. À l’image de Balzac, pour imposer durablement ses personnages dans l’imaginaire du lecteur, Pratt n’hésite pas à les reprendre d’un album à l’autre ou à faire référence à des scènes antérieures. Le format autorise des respirations. Pratt alterne des passages sans paroles – Corto s’y fait taciturne – à des séances dialoguées où l’ironie froide du Maltais fait mouche.
Si Pratt a figé les caractéristiques de son héros depuis plusieurs albums, ce n’est qu’avec La Sibérie, que son dessin trouve son premier aboutissement. II tient son style, un subtil mélange de ligne claire, de silhouettes longilignes anguleuses et de trait épuré.
L’intrigue est complexe. Je vous défie de la saisir à la première lecture. Je me souviens avoir été séduit, mais perdu. Quelle importance ? Quand les coups fusent de toutes parts, qui peut prétendre comprendre une guerre civile ? À défaut de saisir, vous aimerez la classe folle de Corto, son assurance et son mépris du danger et, au final, son intégrité. À chaque album, l’ancien pirate gagne en humanité et honnêteté. Corto se rachète.
La Russie impériale est livrée à l’anarchie. Loin des bonnes consciences, les grandes puissances et les seigneurs de la guerre, qu’ils soient blancs, rouges ou mafieux, s’offrent un Grand Jeu, au sens donné par Rudyard Kipling. Tous les coups y sont permis. Les trahisons et les surprises se succèdent. Corto a accepté d’aider les « Lanternes rouges » à mettre la main sur le trésor. Pour la première fois, une forme d’affection mutuelle lie Corto à Raspoutine, qui n’est pas contredite par les menaces du second. Or, ce n’était pas le cas dans les albums précédents. Ras incarne désormais le double amoral et cynique de Corto. Après s’être imposé comme associé dans sa quête, il fait sauter les blocages, dénouent les imbroglios et tue les fâcheux.
L’univers de Corto est dangereux. La violence y est assumée. Ainsi, la duchesse fait abattre un avion pour inviter le pilote à sa table ! Ou, rêvant d’unifier les tribus mongoles, le général balte von Ungern-Sternberg se voit comme un nouveau Gengis Khan, prêt à déferler sur le monde. Dans une première partie, comme souvent, attiré par le danger, Corto semble se laisser porter par l’histoire. Mais quand les balles se mettent à siffler et que la cruauté des seigneurs de la guerre se fait plus instante, il s’engage et n’hésite pas à passer à l’assaut, il détruira leurs trains. Quand Corto fâché, lui toujours faire ainsi !
Corto apprécie les femmes fortes. Ses amies ont souvent le dernier mot. Attention, elles ne sont pas moins dangereuses que leurs adversaires masculins, la duchesse possède son train blindé et Shanghaï Li est une maîtresse-espionne sans scrupule, mais elles parlent moins et, évitant de se disperser, sont plus opportunistes.
À suivre…
Stéphane de Boysson
Corto Maltese en Sibérie
Scénario et dessin : Hugo Pratt
128 pages
Prépublication en Italie : mensuel Linus, de 1974 à 1977
Publication en album : « Les romans (À SUIVRE) », Casterman, 1979
Hugo Pratt – Corto Maltese en Sibérie – extrait :
