« À bicyclette », de Mathias Mlekuz : le pèlerinage d’un père

Accompagné se son ami Philippe Rebbot, Mathias Mlekuz met sa roue dans celle de son fils Youri, qui s’est donné la mort en 2022. De La Rochelle à Istanbul, une émouvante équipée nourrie de paysages, de conversations et de rencontres, qui mêle documentaire et fiction.

À bicyclette ! : Photo Mathias Mlekuz, Philippe Rebbot
Copyright Emmanuel Guimier

Dans À bicyclette, dont le titre, telle une injonction joyeuse, rappelle Yves Montand, Mathias Mlekuz se met lui-même en scène, à vélo et en compagnie de son ami Philippe Rebbot. Le film le montre engagé dans un road trip sur les traces de son fils Youri qui, entre mai 2018 et juin 2019, avait, avec le soutien de la Bourse du Jeune voyageur, parcouru à vélo les trois mille et quelques kilomètres qui séparent La Rochelle d’Istanbul. C’est pourtant autour d’une absence tragique qu’est construit le film, celle de ce fils qui s’est donné la mort le 24 septembre 2022. De Youri, on entendra beaucoup le prénom singulier, évocateur pour son père comme pour nous de Youri Gagarine. Un prénom prononcé à l’envi, chuchoté, clamé, dont, à la suite de Mathias, on verra partout le Y initial comme un signe de sa présence dans la nature. (Comment ne pas penser au « Lac » de Lamartine qui fait des branches, du vent, des rochers, les dépositaires du souvenir?) Mais il faudra attendre la toute fin du film, le terme de l’odyssée vélocipédique de Mathias et Philippe, pour que nous soit enfin offert, comme une récompense, le visage de Youri.

a-bicyclette-afficheOn l’aura compris, le but de À bicyclette n’est pas de « faire revivre » Youri. De lui, nous ne saurons quasiment rien, pas plus de sa vie que de sa mort d’ailleurs. Le film ne s’égare pas dans les souvenirs attendris d’un père, ne vise pas non plus à l’hagiographie. Youri se limite à être pour nous une figure singulière, celle du « clown » par laquelle son père le définit. L’objectif est de montrer une tentative de survivre à la douleur en s’engageant dans une sorte de pèlerinage à trois – Philippe, Mathias et le chien Lucky, fidèle compagnon – et en se superposant en quelque sorte à Youri le temps d’un voyage, pour partager les émotions qui avaient dû être les siennes. À partir de ses carnets de voyage, les deux hommes empruntent les mêmes chemins, s’arrêtent aux mêmes endroits, prennent les mêmes photos, rencontrent les mêmes personnes et font ça et là leur numéro de clowns, contrepoint mi-joyeux mi- désespéré au deuil qui a dicté le voyage. Pédaler et parler : Mathias souligne combien il lui a été difficile de ne pas pouvoir partager sa douleur avec son père, déjà disparu. Philippe, l’ami de vingt ans, est là qui écoute, nuance, déculpabilise et apporte un peu de légèreté. Mais il faut aussi continuer à vivre : si le fantôme de Youri accompagne le duo, il ne les empêchera pas de vivre des moments heureux ensemble.

Je me garderai bien de porter un jugement sur la façon dont ce père dévasté par la souffrance tente de surmonter la perte de son fils. Mais il est ici question d’une démarche non seulement mémorielle mais aussi cinématographique, et dans laquelle Philippe Rebbot dit ne s’être engagé que parce qu’elle était, aussi, cinématographique. Et ce film m’a laissé, en tant que spectatrice, un sentiment de malaise. Passons sur le fait que ce que je vois comme un parcours intime soit exposé à un vaste public : c’est le choix d’un père qui est aussi un réalisateur, à la recherche d’une catharsis qui, visiblement pour lui, passe par cette exposition. Et il faut reconnaître que le film se tient éloigné de toute réelle impudeur et qu’un parti pris de cocasserie, d’auto-dérision, vient tempérer le tragique de l’entreprise. Mais, comme tout film, À bicyclette repose sur un pacte entre celui qui le fait et celui qui le voit. Or le pacte ici n’est pas clair, brouillant les frontières entre documentaire et fiction. Peut-on être à la fois acteur d’un drame et acteur d’un film qui raconte ce même drame ? Tout semble fait pour nous faire croire à un authentique documentaire alors que la réalité est plus complexe.

Le projet est évidemment infléchi dès le départ par la présence d’une (petite) équipe de tournage – c’est le lot de bien des documentaires – et le film s’avérera, nous dit le producteur, être un mélange d’improvisations – en une seule prise – et de quelques scènes écrites. Et on le comprend bien: pour lui donner de la densité, il a bien fallu que Mathias et Philippe reprennent des conversations qu’ils avaient dû avoir des dizaines de fois. Pour lui apporter un peu de piquant, il a bien fallu reconstituer avec une comédienne la scène du Airbnb viennois (ne l’ayant appris que plus tard, je saisis mieux l’humour du « Non, je ne le reconnais pas ») et scénariser un certain nombre de moments. Je n’ai pas, quant à moi, réussi à surmonter une constante impression d’artifice. Bref, j’ai été moins touchée que je pensais l’être par ce que dit le film sur la perte, sur la puissance de l’amitié, l’importance de la parole. Je me suis surtout interrogée sur ce qu’il ne dit pas -que penser de l’étonnante absence de la mère de Youri, jamais mentionnée dans le film ? – et sur cette aura de mystère qui entoure le jeune homme, écho à l’incompréhension que sa mort choisie a suscitée chez ses proches.

Anne Randon

À bicyclette
Film français de Mathias Mlekuz
Avec Mathias Mlekuz, Philippe Rebbot, Josef Mlekuz
Genre : comédie dramatique
Durée : 1h29
Sortie : le 26 février 2025

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