« Henua », de Marin Ledun : un féminicide aux Marquises

Après son évocation saisissante d’un Nigeria, proie d’entreprises occidentales aux pratiques néo-coloniales, dans Free Queens, Marin Ledun signe un nouveau polar engagé et humaniste teinté d’éco-féminisme dans une Polynésie française souvent réduite à ses paysages de carte postale.

Marin Ledun
Photo F. Mantovani © Gallimard

Archipel des Marquises nord, île de Nuku Hiva. Sur le plateau de Terre rouge,  le cadavre de Paiotoka O’Connor est retrouvée par un chasseur, un meurtre que le tueur a essayé de faire passer pour un accident de montagne. Tout le monde la connaissait, une beauté locale, excellente danseuse, jeune mère solo d’un enfant handicapé. L’enquête revient à Tepano Morel, un « Demi » né en France d’une mère marquisienne, qui a demandé le poste de Papeete à la mort de sa mère, pour tenter de renouer avec ses racines.

henuaL’intrigue policière est en elle-même très classique. Marin Ledun ne cherche pas à la compliquer outre mesure avec des ramifications embrouillées, juste la bonne dose de fausses pistes balancées au millimètre. L’auteur sait où il va et où il veut amener son lecteur.

Il est toujours important de bien connaître le territoire sur lequel on écrit. Et là, ça crève les pages que Marin Ledun connait parfaitement les Marquises. Les descriptions des lieux sont immersives et stimulent l’imagination au point qu’on a vraiment l’impression, nous aussi, de connaître « Te Henua ‘Enata » (« La Terre
des Hommes
 », le nom des Marquises en marquisien), ses pics montagneux, ses cascades vertigineuses, ses baies au décor majestueux, sa faune, sa flore, ses traditions. Une terre imprégnée d’un mana particulier, une force surnaturelle qui  l’anime au plus profond.

Ce qui intéresse l’auteur, c’est gratter derrière les clichés de carte postale de ce paradis polynésien, de voir ce qui se cache derrière les sourires faits aux touristes : drogue, braconnage, prostitution, mépris de la préservation écologique … autant de méfaits nés de la de la colonisation  et de la prédation capitaliste qui a suivi, aux origines de la pauvreté qui frappe les autochtones.

« Tout ce qui est simple ailleurs se complique, sur une petite île comme Nuku Hiva. Les frontières bien délimitées entre le bien et le mal deviennent poreuses. L’amour, la sexualité, le désir, la misère sexuelle, l’interdit, la tradition, l’argent, tout ça se mélange et s’emmêle parce qu’une île, c’est aussi une sorte de petite cage où les règles ne sont pas tout à fait les mêmes que sur le continent. »

Et ce qui intéresse encore plus l’auteur, au-delà des enjeux politiques et sociologiques marquisiens, ce sont ses personnages : Tepano, le métis qui se sent de nulle part, ni d’ici, ni de métropole, qui découvre avec émotion des générations d’acculturation ainsi que les secrets d’une mère qui ne lui a rien raconté de son passé militant dans les années 1970 quand la France faisait des essais nucléaires dans le Pacifique.

Et surtout la victime Paiotoka dont le portrait vibrant se dessine par touches et flotte au-dessus de tout le récit telle une présente urgente : une jeune femme belle et passionnée, rêvant d’une liberté qui se refuse à elle à cause de sa pauvreté, proie des hommes, autochtones comme expatriés, à l’instar de la nature marquisienne surexploitée. On sent à quel point Marin Ledun aime ce personnage et veut lui rendre justice en déterrant les choses enfouies que beaucoup auraient aimé garder tues. On referme le polar vraiment touché même si la lecture a été moins intense que celle de Free Queens ou Leur âme au diable.

Marie-Laure Kirzy

Henua
Roman de Marin Ledun
Editeur : Gallimard (Série noire)
416 pages – 19€
Date de parution : 13 février 2025

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