À partir des commentaires de spécialistes de Velazquez, Stéphane Sorlat analyse l’esthétique du peintre espagnol, se penche sur le mystère que recèlent plusieurs de ses tableaux majeurs et met en évidence son influence sur des générations d’artistes. Un documentaire riche, mais qui n’est pas exempt de certaines lourdeurs.

Troisième et dernier volet – après Le Mystère Bosch de José Luis Lopez-Linares et L’ombre de Goya de Jean-Claude Carrière – d’un triptyque documentaire réalisé en collaboration avec le musée du Prado et Les Amis du Louvre, L’énigme Velázquez, réalisé par Stéphane Sorlat, analyse l’esthétique de celui que Manet considérait comme « le peintre des peintres ». Un film qui prend la forme d’un voyage dans le temps, mettant en évidence les influences marquantes que Velázquez a reçues et surtout celle qu’il a exercée sur bien des générations d’ artistes. Un documentaire instructif – ce qui est la moindre des choses – qui n’évite pas les lourdeurs trop souvent inhérentes au genre, mais offre une approche sensible du peintre, érudite sans être absconse, qui donne à voir autrement et intelligemment une œuvre dont on n’a pas fini d’épuiser la richesse.
L’énigme Velázquez nous dit le titre. Quelle énigme ? S’agit-il de savoir comment ce disciple de Rubens et de Caravage a trouvé sa propre voie, qui allait faire de lui « le prince des peintres », et qui lui permettrait, trois siècles et demi plus tard, de fasciner d’autres immenses artistes, comme Picasso ou Bacon ? Ou s’agit-il de sonder encore et encore une oeuvre qui résiste à l’oeil des plus experts, et ne livre qu’avec parcimonie ses secrets ? Un peu de tout cela. Pour mettre en scène cette énigme – car il y a un côté théâtral très présent dans le documentaire comme chez Velázquez– Stéphane Sorlat a opté pour une approche plurielle, à la fois chronologique – il s’agit de suivre l’évolution qui mène du grand peintre au génie – et kaléidoscopique : une promenade à travers les commentaires de multiples intervenants, à travers les lieux et les époques aussi. Un parti-pris qui donne parfois un sentiment de dispersion mais qui, pourtant, contribue sans doute à donner vie au film. Un autre de ses choix, hélas, est bien plus contestable : ce fil rouge que constituent les textes – essentiellement d’Elie Faure – qui dans un langage pontifiant viennent commenter l’art du peintre. Dits sur le ton de la confidence inspirée, assaisonnés d’images d’eau en mouvement – la symbolique est tellement large qu’on aurait tort de s’en priver – ils viennent alourdir de leur grandiloquence surannée ce documentaire, de facture classique certes, mais non dépourvu de qualités. Il en est de même pour la place faite à un accompagnement musical hispanisant on ne peut plus cliché, censé donner une touche pittoresque aux images d’une oeuvre qui n’en a surtout pas besoin.
Les faiblesses de L’Énigme Velázquez ne doivent cependant pas nous faire oublier son indiscutable intérêt. Avoir su trouver le juste équilibre entre l’accessibilité et l’exigence n’est pas la moindre de ses qualités. Et si, contrairement au Mystère Bosch qui donnait aussi la parole à des anonymes, les commentaires sont ici réservés aux spécialistes, ceux-ci ne tombent jamais dans la pédanterie. Ponctuant régulièrement le fil biographique que déroule en off la voix de Vincent Lindon, ces commentaires, glanés de Paris à New York, de Madrid à Venise, viennent nourrir notre connaissance de la vie de Velázquez, guider notre regard sur ses toiles les plus emblématiques. Plasticiens comme Julien Schnabel, restaurateurs comme Lucia Martinez Valverde, historiens de l’art comme Bernard Marcadé, commissaires d’exposition comme Guillaume Kientz, ce sont autant de regards croisés qui viennent tenter d’éclairer une oeuvre qui se dérobe. Mais le réalisateur ne s’arrête pas là : il convoque aussi, pour nous parler de Velázquez, le cinéma, la littérature, l’opéra, le théâtre. Et surtout, il donne à voir, dans leur extraordinaire variété, les tableaux de celui qui peignit aussi bien les rois et les puissants que les pauvres et les disgraciés, et qu’anima un souci constant de vérité. Quelques toiles sont analysées en détail, comme les célèbres Ménines dont Foucault a montré la subversion, ou les Fileuses véritable manifeste de la peinture. Se voient ainsi révélés son sens de la composition en même temps que son attention aux détails, son art de capter l’ombre et la lumière, son sens de la couleur, son utilisation du vide, du hors champ, sa façon d’inclure le spectateur dans le tableau, tandis que de très gros plans nous révèlent les traits de pinceau, l’épaisseur de la matière picturale…
Vivacité de l’héritage de Velázquez : un des objectifs essentiels du documentaire est de montrer les oeuvres qu’il a suscitées et suscite encore de la part d’artistes contemporains mal connus comme Cristobal Del Puey, mais aussi des plus grands peintres de la seconde moitié du XXe siècle comme Picasso qui consacra toute une série aux Ménines ou Bacon, à qui le portrait d’Innocent X inspira une cinquantaine de toiles. À travers Velázquez, c’est tout un pan de l’histoire de l’art que raconte le film, montrant l’extraordinaire modernité de cet artiste fasciné par les miroirs, le premier à s’interroger avec autant d’acuité sur les pouvoirs du regard, sur l’ambiguïté de la place du peintre et du spectateur dans la représentation.
Anne Randon