Sur les traces du Corto Maltese de Hugo Pratt : 7. Fable de Venise (1977)

Album de rupture, Fable de Venise éloigne Corto des grands espaces pour le faire galoper dans les ruelles et sur les toits de Venise, à la recherche d’une émeraude mythique, au centre d’un écheveau de conspirations. C’est singulier, mais, à la relecture, moins convaincant que dans nos souvenirs…

Fable de Venise Image
© Hugo Pratt / Casterman

Des grands espaces sibériens aux ruelles étroites de Venise, la transition est rude. Pratt a décidé d’y exiler temporairement son marin de héros, pour le plaisir de revenir dans les lieux secrets de son enfance à lui, une enfance qu’il raconte d’ailleurs dans la préface de l’édition Casterman de 1981… Cette préface, importante pour saisir l’origine de Fable de Venise dans l’esprit de Pratt, même si elle est finalement peu connectée à l’énigme de l’émeraude dissimulée dans un lieu secret de Venise, que Corto recherche, figure-t-elle dans les éditions plus récentes ? A vous de nous le dire…

Fable de Venise couvertureEn tous cas, Pratt nous fait découvrir ici une Venise assez éloignée des clichés habituels, où les influences maures et espagnoles sont fortes, et où les Francs Maçons affrontent les chemises noires de l’époque (on est en 1922…). Les femmes sont comme toujours aussi belles que mystérieuses, et surtout dangereuses : plus que la superbe, et froide, et folle Hipazia, pour laquelle une véritable cour de Vénitiens s’entredéchire, on a le droit de préférer l’étonnant personnage de Petit Pied d’Argent, infirme sans âge, qui ne reviendra malheureusement pas, nous semble-t-il, dans la suite des aventures de Corto. Ou, mieux encore, Louise Brookszowyc, fantasme de Loulou (Louise Brooks), alors qu’on ne savait pas Pratt particulièrement cinéphile : elle, elle réapparaîtra plus tard dans Tango. Pratt nous y fait aussi croiser Gabriele d’Annunzio, le « poète », et utilise largement la référence au Baron Corvo : ils sont les deux personnages réels du livre, ancrant dans l’Histoire, la vraie, une « fable » qui est plutôt fantaisiste. Poétique, dirons-nous, par amour pour Pratt.

Car il faut bien reconnaître que, si à sa sortie, Fable de Venise nous avait bluffés, à la relecture on est bel et bien en dessous des merveilles qui ont précédé. L’histoire est incompréhensible, il y a de trop nombreux passages extrêmement verbeux, et les deux décrochages loin de la réalité pourront frustrer le lecteur : si le délire de Corto blessé, avec Raspoutine, réapparaissant en génie arabe délivré d’une bouteille (de lait…), ne manque pas d’humour, le choix d’une sorte de théâtralisation de la conclusion, convoquant tous les « suspects » pour une (fausse) révélation finale à la Agatha Christie, met sans doute trop en abyme l’aventure que Corto vient de vivre pour que le romantisme – cette caractéristique si essentielle des livres de Pratt – y résiste.

Reste qu’il est toujours délicieux d’y voir Corto courir sur les toits de Venise, en chuter pour échapper aux balles des multiples bandes voulant sa mort, et retombant toujours plus ou moins sur ses pieds, comme les chats vénitiens à qui il raconte une version féline de la Genèse. Et que le graphisme de Pratt y est magnifiquement élégant, dépouillé mais toujours très juste, marquant le début de la période « classique » de la saga.

Reconnaissons que Pratt cherchait surtout avec cette Fable de Venise à donner un ton différent à ses livres, à les imprégner plus profondément de mysticisme, à les irriguer plus encore de dizaines d’histoires et de légendes venues de civilisations diverses, qu’il mêle ici à sa guise, juste pour le plaisir. Comme si, pour lui, cette toile qu’il tisse peu à peu, en utilisant des fils disparates, tirés de cultures différentes, c’était au final la meilleure représentation possible d’une humanité à l’infinie variété, et pourtant unique.

Si Fable de Venise est loin d’être le meilleur Corto Maltese, il fascine par sa liberté poétique, son refus du réalisme. Et par cette foi – précieuse, surtout vu depuis 2025 – que la culture (connaître des langues, lire des livres, admirer des sculptures et des peintures…) et la tolérance (l’ouverture à l’autre) sont les plus belles vertus qui soient.

Eric Debarnot

Fable de Venise
Scénario et dessin : Hugo Pratt
80 pages
Prépublication en Italie dans l’hebdomadaire l’Europeo, en 1977
Publication en album : « Les romans (À SUIVRE) », Casterman, 1981

Hugo Pratt – Fable de Venise – extrait :

Fable de Venise Extrait
© Hugo Pratt / Casterman

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.