Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, le rêve américain, le vrai, celui de Townes Van Zandt…

C’est un peu la face cachée de l’Amérique qui s’exhale en vapeurs alcoolisées de la voix de Townes. Le souvenir de ces grands espaces à perte de vue se réduisant inexorablement, de ces troupeaux de chevaux sauvages parcourant des centaines de kilomètres sans croiser âme qui vive, et véritables propriétaires du sol Américain. Une Amérique encore inviolée, un paradis perdu vierge de toute modernité, où les cowboys et les Indiens se seraient enfin réconciliés autour d’un pacte secret. Les uns abandonnant le progrès et le béton, les autres offrant leurs totems sacrés, lâchant sur la terre des hommes leurs divinités animales. Où ne subsisteraient de ces États-presque-Unis que les territoires brûlants au-dessous de ce trait de règle colonisateur qui joint le Tennessee à l’Arizona. D’un point A jusqu’au point B. Des Cherokees jusqu’aux Apaches et de Memphis jusqu’à Phoenix. C’est un peu cette Amérique confédérée, ce Sud profond rude et sauvage, ces États rugissants jamais véritablement domptés qui sortent de la bouche de Townes. Cette langueur aussi, cette nonchalance érigée en philosophie, cette grâce fatiguée qui traîne comme l’accent rocailleux des coupe-gorges d’El Paso, roulant paisiblement comme les eaux boueuses du fleuve Mississippi. Le rêve opiacé d’un cowboy poète crachant ses fantasmes d’Amérique éternelle du fond de sa caravane perdue dans un ghetto de Nashville, Tennessee.
Nashville c’est justement là qu’atterrit Townes Van Zandt pour signer son tout premier contrat professionnel avec une maison de disques (Poppy), après que Mickey Newbury l’ait découvert dans un rade à cowboys de Houston où Townes crachait reprises de Bob Dylan, de Lightnin’ Hopkins et quelques compos à lui. Commenceront alors pour Townes, de 1968 à 1973 (et 6 albums – For the Sake of the Song, Our Mother the Mountain, Townes Van Zandt, Delta Momma Blues, High, Low and In Between et The Late Great Townes Van Zandt) les années fastes. Six albums comme le barillet d’un Colt. Six balles tirées dans la Country-Folk américaine, six balles en plein cœur de l’Americana laissant un trou béant, sanguinolent dans un genre ultra-codifié et de belles et profondes cicatrices dans l’âme Américaine.
Mais pour comprendre le voyage erratique que représente la vie de Townes, la place qui devait être la sienne et qu’il n’a jamais prise, le trône sur lequel il ne s’est jamais assis, lui préférant les tabourets de bar, il faut revenir en arrière. Townes Van Zandt est né le 7 Mars 1944 à Fort Worth, Texas. Le môme Van Zandt grandit paisiblement dans une de ces familles texanes grasses et bourgeoises, les pognes pleine de pétrole et de sang (Khleber Miller Van Zandt, un ancêtre de la famille, fut major confédéré durant la guerre de sécession et un des fondateurs de Fort Worth, et donna même en 1848, le nom de sa famille à la ville de Van Zandt County dans l’est du Texas). Le père de Townes, de par son métier – avocat d’entreprise pour une firme pétrolière -, a trimballé sa petite famille de ville en ville et d’états en états durant une dizaine d’années, forgeant le jeune Townes aux voyages et le sensibilisant aux beautés des paysages de cette Amérique reculée et encore sauvage. Toute l’œuvre de Van Zandt sera d’ailleurs traversée par ces fulgurances visuelles de paysages qu’il essaiera constamment de rendre vivants à travers ses chansons.
C’est une guitare offerte par son père et la vision explosive d’Elvis en 1956 au Ed Sullivan Show trémoussant son pelvis et griffant sa vieille gratte de bois, qui vont décider du chemin de traverse qu’empruntera Townes. Une fois de plus, il ne prendra pas la place qui lui était réservée. Une fois de plus, il manquera son train. Diagnostiqué surdoué à la primaire avec un niveau de QI très élevé, ses parents commencent à faire le tour des universités d’élite prévoyant pour le môme une carrière de juriste ou d’homme d’état, que son niveau intellectuel et les réseaux familiaux de papa semblaient lui ouvrir.
En 62, il est accepté à Boulder, à l’université du Colorado. Sa consommation frénétique d’alcool, une bipolarité dangereuse et des tendances maniaco-dépressives obligent ses parents – alertés par les autorités universitaires – à venir récupérer le jeune Townes et à l’interner en hôpital psychiatrique quelque temps. Il y subira, durant 3 mois, des thérapies de chocs insuliniques (produisant des comas quotidiens durant plusieurs semaines et qui seront rapidement remplacées par les neuroleptiques), qui lui effaceront une grande partie de sa mémoire à long terme et marqueront à jamais l’homme et l’artiste en devenir. Il parviendra à intégrer une fac de Droit en 1965. Il tentera également de rentrer dans l’Air Force mais sera diagnostiqué maniaco-dépressif avec tendances suicidaires, et sera recalé de l’armée sans ménagements. Il quittera définitivement ses études de droits en 67 pour rejoindre cette caravane sans eau, ni électricité perdue dans un terrain vague de Nashville, dans laquelle il vécut de trop nombreuses années. Il quittera tout ; il s’abandonnera à sa solitude, à sa guitare, à sa poésie et hantera la Country-Folk des seventies de son ombre décharnée et de son talent immense.
Delta Momma Blues sort en 1971. C’est le quatrième album de Townes Van Zandt. Au début des années soixante-dix, Townes part à New-York une paire d’années pour tenter de se refaire une santé loin de ses Appalaches sauvages et de son whisky frelaté. Cet exil New-Yorkais donnera ce Delta Momma Blues – premier album enregistré loin de Nashville et de ses racines Country – aux accents plus Bluesy et plus urbain. L’enregistrement se fait dans les Century Sound Studios sur la 52ème rue. Un enregistrement que Townes passera assis dans un vieux fauteuil, gratouillant sa guitare l’air détaché, laissant ses producteurs – Kevin Eggers et Ron Frangipane – se dépatouiller avec une prod’ qu’ils voulaient plus épurée, plus Blues (Brand New Companion) que celle des trois premiers albums.
Les arrangements se font plus discrets. Les violons qui pouvaient quelquefois surjouer l’émotion sur les albums précédents se font moins présents ou se retirent discrètement au fil de la chanson. Laissant abandonné le pauvre cowboy écorché et sa guitare sèche, pleurer des textes beaux et sombres comme les eaux noires du fleuve Tennessee (les somptueuses Rake et Nothin’). Les arrangements, la production, Townes s’en fiche comme de sa première biture. C’est un conteur. Un berger, un gardien de troupeaux passant les longues nuits d’hiver autour du feu salvateur, guitare en main, crachant les vieilles légendes indiennes à ceux qui veulent bien l’écouter, voyageur de passage, cailloux ou serpents. Il raconte l’histoire, l’histoire de son pays et de ses drames (la catastrophe ferroviaire en Virginie-occidentale avec FFV), les rencontres stupéfiantes de fin de soirées (Delta Momma Blues, avec ces soldats qui carburaient au sirop contre la toux bourré de bromhydrate de dextrométhorphane, qu’ils avaient surnommés « Delta Momma » au vu des initiales « DM » inscrites sur la bouteille), des ballades déchirantes sur l’amour et ses désillusions ou des complaintes tristes à pleurer sur la bêtise éternelle des hommes (Tower Song). Et toujours cette nature omniprésente. Cette nature cannibale, indomptable qui nourrit, qui dévore ses albums. Une nature vivante qui coule de ces disques comme un torrent qui dévale les montagnes.
Une sorte de paganisme Yankee, de panthéisme Country mêlé aux superstitions millénaires Indiennes gravées sur vinyle.
Townes est un cowboy. Townes est un sorcier et un poète. C’est le rêve Américain expurgé de toutes velléités capitalistes et autres ambitions idiotes et stériles. Un rêve Américain parfait, où il ne resterait que la nature, l’Homme, l’Amérique et les albums de Townes Van Zandt.
Renaud ZBN