« La Vallée de l’étrange », de J.D.Kurtness : et si les robots avaient une conscience ?

La romancière québécoise J.D. Kurtness est vraiment très forte. Après nous avoir fait ressentir de la sympathie pour une tueuse en série dans De vengeance, après nous avoir transmis la mélancolie d’une baleine dans Aquariums, elle nous fait cette fois nous émerveiller devant un robot Pinocchio des temps modernes.

"La Vallée de l'étrange", de J.D.Kurtness 
© Sébastien Lozé

Un centre gouvernemental où sont détruits tout un tas de machines sophistiquées désormais interdites après la récupération de leurs composants et effacé leur carte-mémoire. Une ferme abandonné où vit Sim un robot androïde avec un labrador et un poulet. Une entreprise de la Tech fondée par une ancienne artiste associé à un programmateur codeur de génie, qui a fait fortune en commercialisant des robots de compagnie ressemblant à des enfants, truffés d’une IA qui leur permet de réagir à l’éducation et aux désirs de leurs propriétaires.

la vallee de letrangeL’univers que décrit J.D.Kurtness est dans une temporalité proche de la nôtre, pas si dystopique que cela, l’autrice ne poussant qu’une petit peu plus loin les curseurs déjà existants. Et c’est sans doute cette familiarité qui rend le roman aussi troublant, le trouble étant renforcé par des choix littéraires forts.

Le tamis narratif fluctue en fonction du personnage qui est au coeur du chapitre. Les personnages humains sont décrits par le prisme professionnel, technique artistique ou technicité informatique, ce qui crée une distance, accentuée par une narration à la troisième personne souvent ironique. Par contre, dès qu’on se rapproche du robot Sim, ça vit, ça palpite, ça frémit.

Sim est un superbe personnage par l’évolution émotionnelle que J.D.Kurtness a imaginé pour lui. Il réagit comme un enfant innocent, s’émerveillant de découvrir de nouvelles choses, sans schéma de pensée complexe, constamment en apprentissage. Du vivant de son maître, il n’avait qu’une mission : le rendre heureux. Mais désormais, il doit décaler sa quête de bonheur sur lui-même. Et il ne sait pas comment exécuter cette ultime requête. C’est très difficile pour lui, il vit dans le souvenir de son maître aimant qui lui a appris à développer ses compétences avec douceur et patience.

Le roman est hanté par tous les enjeux liés aux dérives de l’IA et autres technologies dont nous sommes esclaves, par toutes les craintes et les questions qu’ils soulèvent ou pourrait soulever. Quand les robots compagnons ont été inventés, c’était pour apporter du réconfort, mais l’invention a été dévoyée, les robots devenant des êtres conditionnés dès la naissance à subir les perversions potentielles de leur maître, avec le sourire.

Le capitalisme sauvage s’accorde mal avec le bien commun et la dignité de chacun. J.D.Kurtness questionne avec lucidité et férocité ce qui fait notre nature humaine. Avons-nous le monopole de l’humanité ? Les robots sont-ils sentients ? Est-ce que cette sentience leur donne des droits ? Une machine peut-elle être une victime ? Est-ce une déviance voire un crime d’utiliser un androïde enfantin à des fins sexuelles ?

L’autrice n’impose aucune réponse, laissant le lecteur naviguer dans une atmosphère troublante qui fait fuser sa réflexion. La « Vallée de l’étrange » est la théorie forgée en 1970 par le roboticien Masahiro Mori selon laquelle plus un androïde ressemble à un être humain, plus ses défauts font flipper. Ici, c’est presque l’inverse : ce sont les humains qui font flipper tant ils sont capables de se détacher de ce qui fait leur humanité intrinsèque. Leurs ressentis et actes créent un  malaise proche de la répulsion, alors que Sim, tout androïde qu’il soit, émeut comme s’il était de chair et d’os.

Lorsque la nature rencontre la technologie … le dénouement que réserve l’autrice à Sim est bouleversante, tendre et poétique, empreinte d’un spleen qui emporte le lecteur. C’est ce petit robot qui semble réhumaniser un monde que l’Homme a contribué à désumaniser.

Marie-Laure Kirzy

La Vallée de l’étrange
Roman de J.D.Kurtness
Editeur : Dépaysage, collection Talismans
160 pages – 22€
Date de parution : 31 janvier 2025

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