Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, le Someting/Anything? de Todd Rundgren, soit la Rolex (géniale et bancale) des mélomanes…
Pour paraphraser cette vieille raclure brûlée aux UV de Jacques Séguéla, qui expliquait sans trembler du menton, que toi, connard de pauvre, si t’avais pas fait l’acquisition d’une putain de Rolex avant tes 50 piges, t’avais foiré ta vie de minable. J’y vais également de ma petite phrase toute faite, de ces slogans de publicitaires en manque d’imagination ou d’intelligence, ou plus probablement des deux, en déclarant que si tu n’as pas écouté le Something/Anything? de Todd Rundgren avant 50 ans, tu as clairement raté ta vie de mélomane.
On ne peut pas t’en vouloir non plus, frérot. Faut dire que l’Américain n’est pas le plus connu des ziquos de la place et que ces seventies bénies des Dieux pour certains ou marquées par le sceau de Satan himself pour d’autres, ne manquaient pas de pointures dans le domaine. Paumé dans son Philadelphie natal, Rundgren va d’abord s’essayer au Blues avec Woody’s Truck Stop, petite formation locale qui écumera les bars de la région en reprenant les classiques du Chicago Blues, pour en 1967 fonder le groupe de Garage Rock Nazz qui va le faire sortir de l’ombre. C’est en juillet de la même année, en première partie des Doors, que le groupe va faire ses débuts sur scène en balançant un Rock Psyché tendance Garage, un proto-Punk acidifié qui verrait dans un grand trip de LSD s’accoupler dans un délire organique et charnel les Stooges et le Floyd. Malgré un succès d’estime pour les singles Open My Eyes et Hello It’s Me, le groupe n’accèdera pas à la célébrité, et la mise en chantier compliquée d’un deuxième album verra le départ prématuré de Rundgren vers d’autres aventures. C’est un autre groupe qui va happer un Todd pourtant de plus en plus tenté par le voyage musical en solitaire. Malgré la formation en trio de Runt, ce sera Rundgren le grand architecte de cet album éponyme. Le Garage Rock des débuts semble déjà loin, tant les effluves Pop et un Soft Rock soigné ont pris le pas sur le reste et révèlent les velléités Pop-Rock d’un Rundgren en construction. Un deuxième album intitulé The Ballad of Todd Rundgren sort à peine un an après et passera relativement inaperçu.
Après ces quelques années de tâtonnements, d’essais en commun, de désir de faire groupe pour le loup solitaire qu’est Rundgren, c’est décidé, Todd veut faire sa traversée en solitaire et ne dépendre – en grande partie – que de lui-même. Il faut dire qu’en ce début des années 70, les studios d’enregistrement profitent de fortes avancées technologiques qui vont changer, en plus des méthodes d’enregistrement, la construction des titres, la structure même des morceaux. Le Rock Progressif naissant va d’ailleurs profiter de, autant qu’il influencera, cette recherche de nouveauté et de modernité. Le désir de voler de ses propres ailes de Rundgren, son talent inné de multi-instrumentiste et de mélodiste, ameneront le californien aux ID Sound Studios de Los Angeles, là où les Beach Boys, Canned Heat ou encore les Doors étaient déjà venus enregistrer.
C’est comme un gamin devant le sapin de Noel, les yeux plein d’étoiles devant tous les jouets à sa disposition, que Todd va s’approprier le studio et prendre possession de ses nouveaux joujoux tout neufs. Si Rundgren est un excellent guitariste et un très bon chanteur, il débute sur d’autres instruments, comme la batterie par exemple, mais l’excitation et une créativité débordante vont pallier, dans une frénésie d’inventivité, à ces « légers » inconvénients. Une excitation, certes, mais également une bonne grosse dose de Ritaline. Ce puissant psychostimulant, ce neurostimulant qui agit directement sur le système nerveux central va amener un Rundgren chauffé à blanc à une sorte de bouillonnement créatif, une marmite de sorcier où se mélangeraient des dizaines d’ingrédients improbables, des épices qui ne vont pas ensemble et qui vont pourtant donner la meilleure, la plus folle des potions. Ce déferlement d’inventivité, cette éjaculation musicale qui semble indomptable, Rundgren va lui donner un cadre strict, il va canaliser ce puissant jet artistique, cloisonner ce flot continue de fertilité créatrice et compartimenter cette inventivité débridée. Un double album, 4 faces. Un style par face ! Mais tout n’est pas si simple. Rundgren va étendre le champ des possibles, et donner à ses faces de disques vinyle des titres suffisamment énigmatiques pour pouvoir jouer avec les genres, les sonorités et autres expérimentations diverses.
C’est sous le délicieux sous-titre de A Bouquet Of Ear-Catching Melodies (Un bouquet de mélodies qui accrochent l’oreille) que Todd ouvre ce double album qui fera date. C’est un concentré, selon Rundgren, des titres les plus potentiellement accrocheurs, un putain de joli bouquet de mélodies qui viennent traverser ton tympan. Et pour sûr, le sous-titre de cette face A n’est pas exagéré. I Saw The Light vient ouvrir l’album en se vautrant ostensiblement dans une Pop sucrée, chaude à souhait, une barbe à papa doucereuse et légère comme un nuage, qui vient comme son sous-titre l’indiquait, t’attraper directement par l’oreille, te faisant traverser cette première face en état d’apesanteur, flottant sur cette légèreté Pop qui ne te libérera qu’à la dernière note de la splendide, et très Soul, Sweeter Memories. Au milieu de ces mélodies Pop, teintée de Soul, d’une efficacité rare, on entend les sonorités 60’s, ce Rhythm’n’blues noir comme l’ébène, estampillé Motown. Wolfman vient rendre l’hommage à ce Philly Sound plein de cuivres et de chœurs qui a bercé le gamin de Philadelphie, et qui rehausse d’un peu de sel ce miel Pop si savoureux.
La deuxième face du skeud, sobrement intitulée The Cerebral Side, peut légitimement inquiéter après l’état de grâce que représentait une première face en tout point parfaite. Si le titre laisse augurer une face plus progressive, plus expérimentale – ce qu’elle sera -, le talent de mélodiste de Rundgren ne laissera pas l’expérimentation débridée la cannibaliser. Ce sera délicatement, par touches successives, avec toutes les possibilités que le studio peut offrir, que Todd va composer cette deuxième partie. Sur The Night the Carousel Burnt Down, l’expérimentation se fait douce avec cette superbe ritournelle entêtante, navigant entre la fanfare de village sous Tranxène et l’orgue de barbarie d’un musicien de rue fatigué ; Rundgren accroche sa mélodie au carrousel, à ce drôle de manège bringuebalant, et livre une splendide partition au clavecin électrique, qui vient donner au morceau une petit côté irréel, comme une fête étrange tout droit sortie du Grand Meaulnes. Avec Song of the Viking, ses rythmes mouvants et ses chœurs travaillés, on lorgne plus sur l’amplitude de cette Pop Anglaise très fin 60’s, sur ces mondes étranges, ces comptines pour enfants à l’ambiance inquiétante, très early-Pink Floyd, où la théâtralité outrée des chœurs contrebalance un psychédélisme « barrettien » aux effluves Folk. Saving Grace aurait pu faire partie de la première face tant le talent de mélodiste de Rundgren et la production splendide emporte le titre vers les sommets de la Pop, touchant du doigt cette grâce que le titre de la chanson souhaite sauver.
Après la magistrale Pop aux mélodies sublimes de la première face, les folles et splendides expérimentations techniques parfaitement exécutées de la deuxième face, la troisième face, intitulée The Kid Gets Heavy, va, comme son titre l’indique, se faire plus Rock. Délaissant quelque peu la Pop, les titres vont se rallonger et « s’électriser », le son se faire plus lourd : Rundgren encore seul instrumentiste sur cette face, cherche – et parvient – à obtenir l’énergie d’un groupe, la chaleur d’un combo Rock. Des chansons comme Black Maria aiguise ses riffs de guitare brûlants, lâchant, au fil d’une ponctuation basse/batterie particulièrement « Heavy », des solis « Santaniens » de première qualité. Little Red Lights vient terminer l’étonnant voyage dans ce Rock électrique, Todd laissant enfin exploser sa gratte dans des relents Hard-Rock très « hendrixiens », s’envolant dans une série de solis débridés, ultra-saturés, affichant dans ce maelstrom de notes et de fuzz une dextérité guitaristique de très haut vol.
Sur cette quatrième et ultime face sobrement intitulée Baby Needs a New Pair of Snakeskin Boots, Rundgren le self-made-man, le rat de laboratoire isolé dans son studio, va écorner le contrat passé avec sa solitude, mettre un coup de canif à son concept en invitant sur cette face les nombreux ziquos qui trainent leurs guêtres près du studio d’enregistrement. C’est la spontanéité que cherche Todd pour cette dernière ligne droite, l’enregistrement se fait dans les conditions du live comme pour exorciser ces heures passées en solitaire à mettre en place les dizaines de pistes enregistrées, caler ses chœurs, sa rythmique, donner chair à ces lignes instrumentales étrangère l’une à l’autre. Dust in The Wind ramène l’album sur les traces de cette Philly Soul chère à Rundgren. C’est un souffle Soul épique qui emporte la chanson avec ses chœurs féminins sensuels et les caresses tendancieuses d’un sax qui sait où venir te chatouiller pour que ça fonctionne. Écrite et enregistrée avec Nazz, Todd vient réinterpréter l’étrange ballade psychédélique Hello It’s Me, abandonnant la langueur cannabique pour un battement plus groovy aux forts accents Soul. Cette revisite pleine de groove offrira à Todd Rundgren l’un des plus grands succès de sa carrière. La survitaminée Slut clôturera ce double album extraordinaire, où Todd se déchire la voix en gueulant « S! L! U! T! She may be a slut but she looks good to me! » essayant de couvrir comme il peut un saxo rhythm’n’blues tonitruant.
Œuvre géniale, folle, bancale. Œuvre paradoxale d’un musicien habité, amoureux du concept, hanté par la musique Pop, qu’il se plaît à déconstruire, à martyriser, cherchant les failles dans cette Pop encore récente, pour s’immiscer sournoisement et la manipuler à sa guise. Rundgren livre ici son album le plus équilibré – ses œuvres suivantes laisseront libre cours à l’expérimentation délaissant parfois la mélodie – un véritable voyage à travers les différents visages du Rock, de la Soul et de la Pop. Une balade en autarcie dans la psyché d’un artiste en pleine possession de ses moyens (et des nouvelles technologies mises à sa disposition) qui va livrer plus qu’un double album quasiment parfait, un véritable rêve de Pop.
Renaud ZBN