Filmé en format guérilla entre la Pologne et Los Angeles, Inland Empire reste le dernier film de la carrière de David Lynch. Entre lapins géants, remake hanté et vitriol hollywoodien, le réalisateur profite d’une économie de moyens pour expérimenter sans filet.

À première vue, Inland Empire pourrait être un prolongement de Mulholland Drive, avec un titre faisant écho à une localité californienne pour nous conter la descente aux enfers d’une actrice. Or, la comparaison s’arrête presque là où elle commence. Inland Empire est un projet plus modeste dans sa mise en œuvre. Lynch filme l’intégralité du métrage avec une petite caméra numérique Sony, sans équipe technique, sans script et sans direction pré-établie. Le tournage a lieu sur trois ans, au cours desquels le réalisateur va et vient entre Lodz, en Pologne et Los Angeles. Il finance une partie du budget via sa propre compagnie, Absurda, et StudioCanal vient une nouvelle fois compléter l’enveloppe qui ne dépasse pas les trois millions de dollars.
Le casting est un gratin lynchien qui comprend Laura Dern, Harry Dean Stanton, Justin Theroux, Grace Zabriskie, mais aussi Laura Harring, Naomi Watts et Scott Coffey dans des rôles de doublage. Outre les têtes (et voix) habituelles, on listera Jeremy Irons, Terry Crews, Nastassja Kinski, Julia Ormond et William H. Macy. Lynch prend en charge la photographie, le cadrage, le montage et la quasi-totalité du sound design et de la musique. Interrogés sur le sujet du film, les acteurs confient être dans l’incapacité d’en décrire les grandes lignes, et Lynch lui-même estime que la direction de son histoire se construit scène par scène, au rythme de dialogues écrits pour chaque journée de tournage. Il revendique son utilisation du format numérique, qui offre plus d’options de post-production, et déclare ne plus souhaiter recourir à la pellicule analogique pour ses futurs projets.
La sortie du film demeure confidentielle. Lynch espère une distribution indépendante en salles et organise une première en 2006 à la Mostra de Venise avant une tournée de festivals passant par New York, Rotterdam, San Francisco et Mexico. StudioCanal arrangera une sortie en France et en Belgique au mois de février 2007, mais les Etats-Unis devront se contenter de deux salles avant une distribution vidéo en DVD par Ryko/Rhino. Notons tout de même que le budget initial sera rentré dans ses frais à l’issue de la promotion. DIY jusqu’aux bouts des ongles, Lynch entame une campagne pour faire nominer Laura Dern aux Oscars, et campe sur Hollywood Boulevard avec une vache et un panneau « for your consideration ». Interrogé sur son mode opératoire, il explique avoir « mangé beaucoup de fromage durant la production » et « ne pas avoir les moyens d’acheter de la publicité dans les médias ». Sans grande surprise, l’académie des Oscars restera insensible à si peu d’argent.
Évidemment, Inland Empire est particulier sur un point bien précis : il s’agit du tout dernier long-métrage de son auteur, son ultime production destinée à une sortie d’œuvre de cinéma. C’est d’ailleurs de cinéma qu’il est question, puisque le personnage de Nikki, interprété par Laura Dern, est une actrice en lice pour un rôle dans un drame romantique traitant d’une idylle extra-conjugale. Est-ce pour cela qu’elle entame une liaison avec son partenaire de tournage, joué par Justin Theroux ? S’agit-il de leur histoire, de la réalité contaminée par une fiction toujours plus crédible ? Est-ce le fantôme de l’œuvre remakée par le personnage du réalisateur Kingsley Stewart (Jeremy Irons) qui cherche à imposer sa teneur originelle ? Quoi qu’il en soit, Inland Empire prend initialement une direction qui pourrait évoquer Mulholland Drive ou Lost Highway, avec un passage de l’autre côté du miroir, faisant confondre les niveaux de récits au sein d’une intrigue de fiction dans la fiction. Pourtant, sa forme en dévie très rapidement. Les images de la Pologne des années 1930 viennent parasiter la Californie du nouveau millénaire, comme pour faire valoir l’héritage du conte traditionnel ayant inspiré le film maudit référencé par Stewart.
Autre parasitage, celui de séquences de Rabbits, un projet internet que Lynch avait filmé en 2002 dans son jardin, au point que ses voisins se plaignirent du vacarme. Le terme de « rabbit hole » (ce trou de lapin dans lequel Alice trébucha) se prêterait facilement au récit développé par Inland Empire, mais il est probable que ce ne soit pas son véritable enjeu. L’étrangeté profonde de cette sitcom parodiée par des acteurs en costumes de lapins géants est, paradoxalement, un point d’accroche à une forme de banalité telle que Lynch l’envisage : inquiétante et burlesque, dans la continuité d’un soap opéra subverti dans Twin Peaks, puis dans On The Air et Hotel Rooms. En outre, les séquences polonaises et californiennes entretiennent une correspondance sur un thème bien particulier, celui de la prostitution. Lynch avait déjà accompli un geste de cinéma-somme en signant Mulholland Drive, qui réactualisait les archétypes féminins d’Hitchcock dans le paysage de l’industrie hollywoodienne au tournant du millénaire. Avec Inland Empire, il semble vouloir remonter encore plus loin, jusqu’aux premiers balbutiements du cinéma, à une époque où le public occidental considère les actrices comme des femmes publiques, avec l’opprobre que cela suppose. En cela, le personnage de Nikki/Sue pourrait incarner un des codex de l’œuvre lynchienne, qui n’a eu de cesse de traiter le féminin en interrogeant sa représentation et son placement au sein du médium cinématique. Entre traitement et traite d’être humains, la broyeuse hollywoodienne semble avoir durablement préoccupé David Lynch, qui paraît vénérer le cinéma d’Alfred Hitchcock tout en méprisant profondément l’homme derrière l’artiste.
L’œuvre de Lynch, souvent rapportée à une dimension surnaturelle ou cauchemardesque, est avant tout singulière en ce qu’elle n’est jamais subjuguée par une exigence de rationalisation. Le réalisateur n’a jamais aimé qu’on lui demande d’expliquer ses histoires, probablement parce qu’il ne comprenait pas que ce puisse être un besoin légitime. Le rêve lynchien est toujours à portée de main, embusqué dans les strates du réel, comme s’il suffisait d’écarter un fil de notre monde pour pénétrer dans le sien. Mulholland Drive et Lost Highway pouvaient être reçus comme les cartographies d’un voyage, là où Inland Empire semble chercher à en reproduire la pure sensation. Ce ressenti de rêve éveillé, servi par le grain trivial de l’image numérique, est en lien direct avec l’avènement d’une nouvelle forme d’image à l’heure d’internet, qui démultiplie encore les capacités de cauchemars de l’esprit humain. Comme tout bon cauchemar, Inland Empire prend son spectateur au dépourvu en lui donnant la sensation d’être dépassé.
Mulholland Drive est le film que j’ai le plus vu de toute ma vie. À chaque visionnage, j’ai l’impression que ma réception de son propos est confortée. En revoyant Inland Empire, j’ai la sensation de voir s’écrouler la compréhension que je pensais en avoir. C’est en m’échappant qu’Inland Empire me rappelle à une évidence : je suis face à un film de David Lynch. Tout va bien.
Mattias Frances
Le film va jouer hélas un rôle important dans l’impossibilité de Lynch à produire un nouveau film. Sur Mulholland Drive, Studio Canal avait proposé à Lynch de transformer en long métrage son pilote refusé. Le cinéaste obtient ensuite de faire Inland Empire seul, sans donner scénario ni budget à ses producteurs et financeurs. Lorsque Studio Canal a vu le film, ils paniquent. Un de ses anciens producteurs fait l’hypothèse d’un film fait en réaction à ses deux précédents films trop « accessibles ».
A partir de là, Lynch s’est orienté vers d’autres activités. Ses tentatives de refaire un film se soldent par des échecs. Des producteurs français n’arrivent pas à réunir les 25-30 millions pour Ronnie Rocket (projet datant des années 1970 sur le kidnapping d’un nain rockeur dans une ville industrielle des années 1950). Lynch refuse des concessions pour alléger les coûts de ses projets alors que le contexte économique s’est assombri.
Netflix lui avait refusé l’an dernier un projet de film d’animation. Ils prétendent désormais, AMHA pour ne pas subir l’ire des fans, qu’ils avaient accepté un projet de mini-série mais que ça a été empêché par le COVID et des « incertitudes médicales » et que dès que Lynch serait capable de le reprendre ils seraient partants. J’ai des doutes.
Pour revenir à Inland Empire, c’est un film que je goûte peu, même si je trouve la thèse de Sergent_Pepper (un film réalisé par le type qui tournait les VHS de Lost Highway) intéréssante. Même si je trouve Twin Peaks The Return beaucoup trop long, je préfère qu’il ait eu la possibilité de clore sa carrière sur quelque chose dont les meilleurs épisodes sont de l’excellent Lynch.