Un samouraï déchu qui joue au go plutôt que du sabre, c’est finalement plus original que ce qu’on attendait a priori du Joueur de go, et c’est bien là le charme de ce film imparfait, mais finalement touchant.

Qui a besoin en 2025 d’un film sur un rônin (samouraï déchu, sans maître ni clan), vivant misérablement parce que trop respectueux des règles du Bushido, et qui devra retrouver son honneur, au risque de perdre le peu qui lui reste ? Certainement pas le cinéphile contemporain, fidèle de Tarantino, qui attendra d’un « film de samouraï » de sanglants combats au sabre. Ni même le cinéphile « classique » (vieillissant, qui plus est…), qui sait bien que les grands films de Kurosawa ou de Kobayashi sur le sujet sont définitivement intouchables, inégalables. Donc, pas grand monde n’ira au cinéma voir le Joueur de go, de Kazuya Shiraishi, un réalisateur japonais à peu près inconnu chez nous, dont le film est qui plus est desservi par une bande annonce confuse à la laideur repoussante. Et pourtant…
… le Joueur de go s’avère une excellente surprise, surtout dans sa première heure, qui fera frôler le ravissement à tout amoureux d’un cinéma profond, contemplatif mais pas trop, et surtout humain (et donc, en cela, en effet pas si éloigné du meilleur des films d’Akira Kurosawa). Yanagida est un samouraï « déchu » qui a quitté son clan, et s’est installé à Edo (la ville qui deviendra Tokyo) pour y vivre humblement, voire misérablement, avec sa fille. Il gagne à peine sa vie en sculptant des sceaux, elle l’aide en faisant de menus travaux de ménage. Mais il a une passion, presque un vice : le jeu de go, qu’il maîtrise à un niveau insoupçonné autour de lui, et va, à la suite d’une bonne action qui le voit aider un odieux commerçant / prêteur sur gages, retrouver une vie sociale harmonieuse, satisfaisante : toujours respectueux des grands principes moraux de son passé de samouraï, pour lesquels il est respecté par tous en dépit de sa « déchéance », Yanagida va influencer positivement tous ceux qui l’entourent, de Genbei, le marchand sans principes (Jun Kunimura, acteur à tout faire du cinéma japonais, vu récemment dans Pachinko, ici brillant !) à Okou, la cruelle mère maquerelle du meilleur bordel de la ville.
Durant la première heure du film, il ne se passe donc rien de dramatique, et encore moins de spectaculaire : on assiste à de longues parties de go, qui s’avèrent passionnantes même si l’on ne connaît pas particulièrement les règles de ce jeu millénaire, et aux interactions d’une dizaine de personnages qui, autour de Yanagida, semblent s’élever vers le Bien. Et il faut reconnaître que tout cela est tellement touchant qu’on a très envie que le « drame », que l’on pressent et que Shiraishi retarde, ne survienne jamais.
Mais bien sûr, la seconde heure du film s’applique à détruite cette harmonie, et précipite tous les personnages dans une tragédie – aux relents inattendus de mélodrame – dont il vaut mieux ne rien savoir pour goûter les rebond du scénario. Comme on s’y attendait quand même, Yanagida va devoir se replonger dans son passé pour récupérer son honneur, et pour se venger, mettant ainsi en danger sa fille et toutes les amitiés qu’il a cultivées. Le film semble alors plonger dans les codes « classiques » du chambara, sauf que, heureusement, les comptes se régleront principalement autour d’une table de go plutôt que sabre à la main (Bon, il y aura bien un combat au sabre, mais il n’est pas sûr qu’il satisfasse pleinement les aficionados du genre).
Ce qui empêche, malgré le plaisir indiscutable qu’on y prend, le Joueur de go d’être une réussite complète, c’est un casting irrégulier (Tsuyoshi Kusanagi fait le job, mais manque un peu du charisme que son personnage suppose), mais surtout le choix extrêmement critiquable de Shiraishi de filmer avec de la pellicule traditionnelle pour nous livrer une image la plupart du temps certes « organique », mais laide, sans même mentionner des tentatives intempestives de mise en scène « moderne », « tape à l’œil », vraiment décalées par rapport au propos et à l’atmosphère du film : si l’on y ajoute une musique occidentale, elle aussi déphasée, rythmant maladroitement certaines scènes, on est obligé d’admettre que Shiraishi ne nous impressionne guère en tant que « réalisateur ».
Reste que son Joueur de go s’avère une jolie surprise, et un plaisir souvent raffiné dans un genre que l’on pensait mort et enterré depuis longtemps.
Eric Debarnot