25 ans après la fin de la saison 2 de Twin Peaks, David Lynch et Mark Frost signèrent une saison 3 déroutante, protéiforme et fascinante. Ce retour, en 2017, constitua un double événement. D’abord pour la série qui put reprendre son récit après un cliffhanger resté dans toutes les mémoires. Ensuite parce qu’elle fut entièrement tournée par Lynch qui n’avait rien mis en scène depuis INLAND EMPIRE en 2006. Et un retour qui fut aussi, mais alors on n’en savait rien, ou alors on le présageait sans vouloir l’admettre, son œuvre testament…

Vingt-cinq ans après la fin de la saison 2 de Twin Peaks, David Lynch et Mark Frost revinrent à leur création en repartant des dernières paroles de Laura Palmer prononcées dans la black lodge (« I’ll see you again in 25 years »). Ce retour constitua, en 2017, un double événement. D’abord pour la série en elle-même, matrice de pas mal d’autres séries qui, à sa suite, allaient conquérir le petit écran (de Carnivale à Lost en passant par Dark, The leftovers ou, plus récemment, Severance), à qui l’on offrait la possibilité de poursuivre son tortueux récit qui nous avait laissé, à sa conclusion, en état de choc (image cauchemardesque d’un miroir brisé et d’un Bob/Dale Cooper ricanant). Ensuite parce que cette troisième saison fut entièrement tournée par Lynch (dix-huit épisodes) qui n’avait rien mis en scène depuis INLAND EMPIRE en 2006. Et parce que ce fut là son chant du cygne. LA dernière œuvre, fusse-t-elle pour la télévision, que l’on voyait de lui. On s’en doutait déjà un peu à l’époque. On le savait que Lynch ne ferait sans doute plus rien après. On le savait tout en refusant de l’admettre (Naomi Watts a d’ailleurs révélé que Lynch, en novembre 2024, lui avait dit vouloir se remettre à la réalisation). Dernière œuvre donc d’un artiste majeur, emblématique même de ces cinquante dernières années et qui, à jamais, aura marqué, révolutionné la création cinématographique et télévisuelle (et, dans une moindre mesure, artistique et musicale).
Lynch fit clairement comme bon lui semble. Il prit son temps, s’énerva quand on ne le lui laissa pas (« Who gives a fucking shit how long a scene is? »), malmena tous les repères des saisons précédentes et dérouta les fans (et ses fans) en proposant une œuvre singulière et protéiforme. Presque un sabotage en soi. Un pied de nez à toutes les folles attentes que suscita le retour de la série culte. Un jusqu’au-boutisme impressionnant dans ses choix narratifs et stylistiques (par exemple ces effets spéciaux qui ont un petit quelque chose de suranné, de délicieusement old school : « Lynch s’en fiche pas mal. Je crois même qu’il aime bien que l’effet soit mal calé, un peu naïf, primitif », a ainsi expliqué Pierre Buffin, créateur des effets spéciaux sur cette saison 3). Mais un jusqu’au-boutisme dont Lynch était déjà coutumier, en vérité, et qu’on se souvienne du dernier épisode de la saison 2 qui terminait la série sur un fabuleux n’importe quoi labyrinthique, ou de Twin Peaks: Fire walk with me qui s’ingéniait à tordre le mythe de Laura Palmer, et par là même de la série, dans de longues convulsions de violence.
Beaucoup moins, voire pas du tout, dans l’esprit soap des deux premières saisons, et davantage une sorte de condensé de l’œuvre lynchienne (chacun y trouvera forcément quelques motifs, quelques images de son Lynch préféré), cette troisième saison laissa souvent égaré dans sa compréhension, supposant plusieurs visionnages (s’enquérir d’une timeline ou deux peut, dans ce cas précis, s’avérer utile) pour mieux l’appréhender. Pour mieux s’abandonner à ses énigmes, à ses possibles et à ses vertiges (se remettra-t-on un jour de l’explosion de Trinity au son du Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima de Krzysztof Penderecki ?). Il y a, dans cette troisième saison, autant à gamberger, autant à interpréter qu’il y a à se ravir de souvenirs et de figures iconiques revenant à nous tels de vieux fantômes.
Il y a le thème musical d’Angelo Badalamenti bien sûr qui, dès ses premières notes, suffit à nous donner la chair de poule. À nous faire monter les larmes aux yeux. Il y a Diane, cette fameuse Diane à laquelle Cooper envoyait toutes ses notes via son dictaphone, et qui révèle enfin son visage (et qui d’autre, pour incarner ce visage, qu’une des égéries de Lynch ?). Il y a Phillip Jeffries qui réapparaît sous la forme d’une espèce de théière géante. Il y a ces sapins s’agitant au vent et dans la nuit. Il y a un étrange cube en verre. Il y a une black lodge toujours aussi inquiétante, un cheval blanc, des cadavres sans tête et sans corps, des visages qui s’ouvrent et des vortex qui se referment… Et puis il y a Dale Cooper, évidemment (« le retour » annoncé en titre de cette troisième saison serait donc le sien ?). Ou plutôt il y a son double maléfique lâché dans la nature, soustrait de la black lodge à la fin de la saison 2.

Là où Kyle MacLachlan affichait, il y a vingt-cinq ans, une présence amicale et un visage rassurant, il arbore ici, dans la peau d’un nouveau Bob, une silhouette aux traits usés, plus massive et plus inquiétante. Silhouette à la fois de ce redoutable dopplegänger nous guidant vers l’abîme, mais également du vrai agent Cooper tentant de s’échapper de la black lodge et, enfin, d’un autre Cooper devenu Dougie Jones, sorte d’émanation spirituelle invoquée, copie pataude et amnésique de Cooper découvrant, avec joie et étonnement, la primarité de ce qui l’entoure. Cooper, sous trois aspects différents, est le fil conducteur de cette saison, le vrai Cooper, survivant de la black lodge, tentant, comme il peut, d’empêcher la mort de Laura, de savoir qui est Judy, ancienne entité maléfique semblant régner sur le monde des esprits et vouée à propager le Mal, et de (re)comprendre le monde, notre monde, tangible et violent, dans lequel il vient de réapparaître, vingt-cinq ans après (ou serait-ce vingt-cinq ans avant ?).
Cette saison 3 sembla, plus que jamais, hors du temps (sinon le sien) et hors des modes (sinon les siennes), se déployant sur un rythme qui s’immobilise, qui repart, qui digresse, qui s’enroule sur lui-même en une boucle inspirée de Lost highway (l’histoire comme réécrite, le retour devant la maison des Palmer et ce « What year is this? » final que viendra ponctuer le cri, terrifiant, de Laura Palmer, devenue Carrie Page dans une réalité/temps parallèle). Boucle qui n’admettrait que sa propre logique illogique (en tout cas celle de Lynch, ce qui revient à peu près au même) et redessinerait une nouvelle carte de l’étrange et des ténèbres plus étendue, plus seulement circonscrite ni aux montagnes et aux forêts de Twin Peaks, ni même au temps. Tout débuterait ainsi le 16 juillet 1945 à White Sands, New Mexico, lors d’un essai nucléaire ouvrant une brèche sur un inframonde d’où surgira Bob qui, des années plus tard, prendra possession de Leland Palmer.

Lynch prit plaisir à explorer de nouvelles pistes, à s’engouffrer dans de nouveaux trous noirs sans vraiment se soucier du nôtre, il faut l’avouer, dérouté que l’on fût face à cette saison 3 qui, maintes fois, se déroba sous nos pieds. Mais le plaisir, précisément, se trouva là pour celles et ceux qui furent prêts à s’y engloutir totalement. Il sembla même que Lynch n’eût parfois que faire du projet initial (une suite de Twin Peaks), se servant davantage de Twin Peaks pour livrer un objet télévisuel en forme de délire expérimental envisagé dans la continuité d’INLAND EMPIRE (tournage en format numérique pour plus de liberté créatrice). Et en nette rupture avec ce qui se peut se faire et être a priori toléré, en termes commercial, par les plateformes (sur ce point, Nicolas Winding Refn a, lui aussi, fait comme il voulait avec Too old to die young chez Netflix et Copenhagen cowboy chez Amazon Prime), plateformes recherchant plutôt, dans ce genre de financement casse-gueule, le prestige à la rentabilité (et pour ça, merci Showtime).
Tout se mit en place, puis ensuite se défit, avec un art du down tempo poussé à l’extrême : la multitude de personnages et d’évènements cryptiques, les interactions, les connexions. Connexions entre réalités et mondes. Connexions entre chaque épisode de la saison 3 (par exemple les deux derniers épisodes qui, selon une théorie, ne doivent pas être regardés l’un après l’autre, mais en simultané sur deux écrans), intrigues des deux saisons précédentes et Fire walk with me. Connexions enfin entre ce que l’on découvrît là et ce dont on se souvint d’il y a vingt-cinq ans. Cette saison 3 est comme un puzzle. Un puzzle éminemment lynchien aux innombrables pièces, pièces manquantes comprises, que Lynch et Frost disposèrent, puis dispersèrent, patiemment, quitte parfois à nous perdre, à nous faire lâcher prise.
Un puzzle dont on retiendra cette phrase improbable (tirée de la comptine anglaise Hey diddle diddle), à la fin de l’épisode 5, qui résumerait à elle seule le largage total d’amarres de ce grand bazar aux envolées métaphysiques : « La vache a sauté par-dessus la lune ». Et se dire que Lynch se fout décidément de tout. Se dire que Lynch façonne, invente un monde qui n’appartient qu’à lui, mais dont il nous laisse l’accès, le loisir d’arpenter à notre guise. Et puis se dire que, désormais, Lynch ne fera plus rien. Plus de films, plus de séries, plus de chansons, plus de peintures, plus de bulletins météo. Se dire que Lynch n’est plus là. Mais se dire aussi qu’il nous a laissé une œuvre totale, unique et plurielle, que l’on pourra, pour des années encore, redécouvrir comme si c’était la première fois. Comme si Lynch, finalement, n’était jamais parti.
Michaël Pigé