Nos 50 albums préférés des années 70 : 18. Satya Sai Maitreya Kali – Apache / Inca (1972)

Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, certainement l’une des pépites les moins connues de la décennie, le Apache / Inca de Craig Smith…

Single Sam Pam Boat 7''
Craig Smith – pochette du Single Sam Pam Boat

Certaines trajectoires mènent à la gloire, d’autres à la perdition. La tragique histoire de Craig Smith est celle d’un artiste qui a pourtant débuté sous les feux des projecteurs, avec diverses apparitions dans l’émission The Andy Williams Show et une collaboration avec les Monkees lors des sessions d’enregistrement de son premier groupe The Penny Arkade. Son nom ne vous est peut-être pas familier, encore moins sous son pseudonyme de Satya Sai Maitreya Kali : il est grand temps de réhabiliter cet artiste effacé des mémoires, car il appartient à cette nébuleuse de compositeurs sous-estimés, tombés dans l’anonymat, avec deux disques erratiques, témoignages d’une désintégration psychique.

Apache Inca cover frontPourtant, tout avait plutôt bien commencé : Craig Smith débute une carrière prometteuse au sein d’une formation vocale The Good Time Singers. Sous son allure de Golden Boy, le teenager compose ses premières chansons, dont le fameux I Care Babe sorti en 1966. On distingue déjà sa signature vocale, de premiers ingrédients qui se concrétiseront avec la rencontre de Chris Ducey. Le duo enregistre un 45 tours I Need You, un titre folk rock préfigurant la future vague psychédélique.

Les deux compères composent ensemble, et forment la mouture d’un groupe informel, The Penny Arkade, avec le soutien de Mike Nesmith. Plusieurs titres sont enregistrés dont le fameux Voodoo Spell que Frank Zappa considèrera comme l’une des meilleures chansons de 1967. Mais l’album reste dans l’ombre, et devant le peu de reconnaissance du public, le groupe ne lui donnera pas de suite. Pourtant, ce 33 tours largement sous-estimé est un véritable objet de fascination, avec des titres à la croisée des répertoires des Byrds et des Beatles, mais surtout une inventivité rare. Inclassable, car loin des clichés psychédéliques, l’album restera longtemps introuvable, et il faudra attendre presque que 40 ans pour que soit exhumé ce chef d’œuvre (1). Not The Freeze laisse dans son sillage quelques royalties à Craig Smith, puisque quelques titres en seront repris, notamment par Glen Campbell  (Sweet Country girl), Heather MacRae (Hands of the Clock, avec en face B Lazy Sunny Day, aux initiales équivoques) ou encore Andy Williams. Ces royalties permettent à Craig de voyager vers les terres d’Orient avec quelques amis : adepte  des religions exotiques et plus récemment du LSD, Craig poursuivra sa route en solo jusqu’en Afghanistan…

Apache coverC’est là que le mystère s’épaissit, car, de retour en Californie, c’est sous une nouvelle identité que Craig Smith refait surface : il devient Satya Satia Maitreya Kali, persuadé d’être la réincarnation du Christ, de Buddha et de Hitler. A son entourage, il raconte avoir été victime d’une attaque à Kandahar, et avoir été laissé pour mort. Ses propos incohérents inquiètent la plupart de ses amis. En proie à une folie rampante, il entre en studio dès 1969 pour enregistrer ses compositions. Le résultat est d’une incroyable beauté, insaisissable, d’une fragilité déconcertante. C’est aussi le témoignage d’une âme en pleine dérive. Dans la foulée sont enregistrées une série de compositions acoustiques, d’une sensibilité désarmante. On pourrait aisément comparer ses compositions avec celles d’un Harry Belafonte, la voix y est limpide et les parties de guitare semblent être préservées de la lente détérioration mentale de son auteur. On perçoit sur des titres tels que Salesman, un détachement total avec la section musicale, une conversation sur la dope avec Mike Love (l’un des membres des Beach Boys). Il convient d’écouter Ice And Snow comme une peinture musicale, truffée de symboliques mystiques. Quoiqu’il en soit, Black Swan, qui suit, vous procurera des frissons. Les couleurs se flétrissent, le ciel est gris ardoise, un concentré lysergique ne parvient plus à percer le brouillard. Apache et Inca sont publiés en 1972 sous la forme d’un double LP, un assemblage de titres issus de Penny Arkade et de prises studio plus récentes. Le romantisme fait place au spleen, la musique en est affectée, ponctuée de dialogues étranges rapportés lors des voyages de Craig. Craig Smith a accompli son œuvre, les quelques exemplaires restés dans l’ombre seront offerts à son entourage ou vendus à même la rue. Le pressage original atteindra dès lors des sommes astronomiques 40 ans après la première réédition du label Little Indians.

Inca coverLe destin semble s’acharner sur Craig Smith, en proie à des délires mystiques, il se fait tatouer une araignée sur le front et finit par agresser sa maman. Il est écroué dans un centre psychiatrique où un traitement intense effacera sa mémoire. S’ensuivent des années d’errance dans les rues, avant que Mike Stax, journaliste et critique à Ugly Things Magazine, ne lui consacre un livre, le but était de reconstituer le puzzle et de retrouver Craig Smith. Il le sera, mais inanimé dans un squat. La Californie n’est pas un paradis, combien d’artistes y ont dérivé jusqu’à devenir des anonymes ?

Il reste que ces deux albums n’en formant en réalité qu’un, font l’objet d’un véritable culte, jusqu’à ce que ce que Mike Stax retrouve les bandes originales pour les rééditer en 2019 : 500 exemplaires seront rapidement écoulés. La légende a survécu, le minimalisme musical qui fait la particularité de ce disque crépusculaire, crée une étrange ambiance qui colle aux semelles, on parle ici d’un monument inclassable, aux chemins des genres musicaux, d’un disque immersif au cœur de la solitude. Un voyage dont on ne revient pas indemne. Apache et Inca ne ressemblent à aucune œuvre à ce jour, enregistrés sur le vif, dans l’urgence, à la manière de Skip Spence, au moment où la folie projetait son ombre menaçante. Satya Maitreya Kali reste à ce jour l’un des mystères les plus insondables de la musique, à situer aux côtés de Syd Barrett et de Roky Erickson. Le final du disque en est la parfaite illustration, avec le titre King, aussi bref qu’un flash de drogue trop intense.

Etonnamment, le Disquaire Day d’avril 2025 voit la réédition des deux disques, bien entendu en tirages limités. Un exploit que l’on ne peut qu’applaudir en dépit de l’ampleur exagérée de l’évènement.

(1) The Penny Arkade a été réédité en CD et en vinyle par Sundazed Music.

Franck Irle

Satya Maitreya Kali (Craig Smith) – Apache/inca
Label : United Kingdom Of America Records
Année de première parution : 1972

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