« Le nirvana est ici », de Mikael Ross : terreurs et béatitudes

Ce pavé captivant nous emmène — c’est assez rare — dans l’Allemagne d’aujourd’hui, où se croisent des cultures et des personnages antagonistes, incroyablement attachants, pour un cocktail mêlant suspense, poésie, tendresse, humour… et amour. Gros coup de cœur !

Le nirvana est ici – Mikael Ross
© 2025 Ross / Seuil

Le jour où Tâm Nguyen vient percuter en roller une voiture sur un parking, l’adolescente ignore encore que cet incident va marquer le début d’une aventure extraordinaire, entraînant avec elle son frère Dennis. Une vraie « casse-bonbons », sa sœur, comme il dit. Une sorte de tourbillon qui va provoquer la rencontre de personnages largués mais surtout attachants dans une banlieue grise, populaire et anonyme, de l’Allemagne d’aujourd’hui.

Le nirvana est ici – Mikael Ross« Une soirée de printemps se faufile dans le pavillon
Paisible, vaporeuse, exempte de poussière terrestre
La cloche du temple, à trois reprises, sonne comme l’écho du ressac
Notre regard dans des flaques de boue laisse apparaître le ciel renversé.
Jamais la mer immense de notre amour ne tarira.
La source de la grâce s’écoule en tous lieux et sans obstacle
Où est le nirvana ?
Le nirvana est ici, neuf fois sur dix. »

C’est sur ce poème bouddhiste un brin énigmatique que s’ouvre cette BD, poème qui a inspiré son titre. Et une chose est sûre, si l’on entend par « nirvana » « bonheur suprême » (son sens le plus populaire), c’est un peu ce que l’on ressent à la lecture ce sympathique pavé, qui coche toutes les cases de la BD idéale. Le nirvana est ici fait donc partie de ces ouvrages consistants dans lesquels on prend plaisir à s’immerger et qui se dévorent sans que l’on puisse trouver le temps long.

D’emblée, l’histoire démarre comme un thriller dont la tension ne se relâchera guère jusqu’à la fin. Mais ce qui renforce l’intérêt du livre, c’est la poésie et l’humour qui sont les autres ingrédients de ce récit très dynamique, abordant des thématiques sociales et sociétales très contemporaines, très universelles aussi, dans l’Allemagne des années 2020. A commencer par la question de l’immigration « clandestine », qui transforme les humains en marchandise, pris entre l’enclume des réseaux de passeurs ou de prostitution et le marteau des lois du pays de destination, de moins en moins accueillants.

La narration est centrée sur cette adolescente, Tâm, dont les parents vietnamiens (qui ont évidemment pour patronyme Nguyen – prononcez « Nuit-hyène » !) sont arrivés dans cette banlieue de Berlin après avoir fui le communisme dans les années 70. Dotée d’une personnalité bien trempée, celle-ci va s’enticher de la jeune Hoa Binh, débarquant elle aussi du Vietnam mais recrutée sur place par des maquereaux professionnels, qui avaient pour but de la faire « travailler » en Occident… Après avoir réussi à fuir, Hoa Binh va devoir se cacher pour échapper à ses poursuivants, et sa chance sera de croiser la route de Tâm, qui se fera un devoir de la protéger, découvrant par la même occasion son attirance pour la jeune fille…

Le nirvana est ici – Mikael Ross
© 2025 Ross / Seuil

Et c’est un autre point fort de l’album, une galerie de personnages très bien campés, parfois hauts en couleur, dont les routes vont se croiser à la faveur des événements. En contrepoint de Tâm, il y a Alex, le garçonnet blondinet et solitaire qui a pour marotte de faire voler son drone au milieu des barres HLM de son quartier. Celui-ci se réfugie souvent chez sa vieille copine Hella, une ancienne actrice forte en gueule qui survit dans sa cabane de jardin à l’aide de sa maigre retraite. Et puis il y a aussi Dennis, le frère aîné de Tâm, amateur de black metal un rien anémique, et Marina, la plus badass des ados du quartier, qui, en bonne dominatrice, a jeté son dévolu sur Dennis, donnant lieu aux scènes les plus hilarantes du livre.

Oui, parce qu’on rit beaucoup aussi avec ce thriller captivant, qui n’oublie pas non plus de glisser des moments de tendresse et de poésie. Le trait vif de Mikael Ross n’y est pas pour rien, sachant d’adapter à toutes les situations. D’une tournure plus « manga » dans les scènes de course-poursuite, plus cartoon pour les passages humoristiques, et plus délicat pour les phases plus intimes, plus paisibles. On notera cette représentation du désir très pertinente par un rougeoiement auréolant la case entière lorsque Tâm se rapproche de Hoa Binh, une trouvaille simplissime et géniale, là où par un processus indicible et extrêmement touchant, l’amitié vire à l’amour passionnel… Cette seule touche de couleur justifie à elle seule le choix du noir et blanc, recentrant vers le registre amoureux une histoire qui aux yeux de certains aurait pu passer pour un simple thriller.

Ode à l’amour autant qu’à la liberté, Le nirvana est ici s’impose comme une des meilleures surprises de ce début d’année. Je découvre avec cet album un auteur véritablement virtuose. L’Allemand Mikael Ross signe ici sa cinquième bande dessinée en tant que dessinateur, aux côtés du scénariste belge Nicolas Wouters (Les Pieds dans le béton et Totem), et sa troisième en étant seul aux manettes (Apprendre à tomber et Ludwig et Beethoven). Non seulement on aura envie de découvrir voire redécouvrir ses précédentes productions, mais ce qui est certain, c’est qu’on ne va pas le lâcher comme ça !

Laurent Proudhon

Le nirvana est ici
Scénario et dessin : Mikael Ross
Editeur : Seuil
352 pages – 25 € (version numérique : 17,99 €)
Parution : 10 janvier 2025

Le nirvana est ici — Extrait :

Le nirvana est ici – Mikael Ross
© 2025 Ross / Seuil

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