Lorsque Mû paraît en 1992, Hugo Pratt ignore qu’il ne lui reste que trois années à vivre, un laps de temps qu’il consacrera à Saint-Exupéry et à Morgan. Il lui aura donc suffit de seulement douze albums pour créer l’un des plus beaux personnages de la littérature.

Mû étant le dernier album, j’ai le privilège d’achever ce cycle fabuleux. Cet opus ne se lit pas sans nostalgie. Pratt y convoque les vieux amis de Corto pour une ultime “ballade en mer salée” : Raspoutine, Soledad, Levi Colomba, Bouche Dorée, Tristan Bantam et Jésus-Maria, auxquels se joindra l’aviatrice Tracy Eberhard (une évocation d’Amelia Earhart). Tous communient dans la même passion, la quête de Mû, le mystérieux continent perdu, de ses mystères et, surtout pour Raspoutine, de ses éventuels trésors. Vous vous souvenez que la quête a été entamée dans Sous le signe du Capricorne, le temps est venu de l’achever.
Soledad est enlevée. Nos héros se précipitent à son secours. La suite est, avouons-le, confuse. Comme dans Les Helvétiques, le récit multiplie les références alambiquées au passé lointain, aux légendes marines et à l’ésotérisme, des templiers aux moines irlandais, des Moaï de l’île de Pâques à Quetzalcóatl, de Christophe Colomb aux guerriers jaguars ou araignées. Reconnaissons qu’il y a bien une histoire, un dédale à traverser, des épreuves à affronter et quelques trouvailles scénaristiques (le labyrinthe harmonique, le monde souterrain).
Corto s’engage dans un labyrinthe où drogues hallucinogènes, musiques et époques révolues se conjuguent pour le plus grand plaisir des amateurs de dessins oniriques. Le gentilhomme maltais apprécie : « Je préfère croire qu’une chose étrange et belle que je ne connais pas encore réussira à prendre de court la logique sans pitié que j’ai ingurgitée sans m’en être encore libéré. » Il est servi, la logique est malmenée.
S’étant considérablement dépouillé, simplifié, stylisé, le trait de Pratt nous offre de saisissants et inoubliables gros plans sur d’intrigants poissons et de sublimes papillons, des champignons toxiques et de magnifiques Moaï les yeux rivés vers les étoiles.
Toujours plus détaché, Corto peine à rassembler ses idées et ses compagnons. Il se laisse porter et, de fait, parle peu. La belle Soledad épouse un prince. Sous-employé, Raspoutine s’engage sur une autre piste. Tel Ulysse qui, à la fin de son long voyage et seul rescapé de Charybde et de Scylla, est prisonnier sur l’ilot de Calypso, Corto se retrouve isolé. Il lutte seul et ne récupère, au final, que Levi Colomba, lui-même abandonné par son équipage. Tous deux trouvent refuge sur un ilot dévasté. Mû pourrait-il n’avoir été qu’un rêve ? Il est tard, le soleil se couche.
C’est fini. Adieu mon ami.
Depuis ma première découverte de Corto, souvent, je suis venu revisiter Mû, la Sibérie et la Mer salée…
Stéphane de Boysson
Mû
Texte et dessin : Hugo Pratt
Éditeur : Casterman
174 pages
Parution : 1992
Prépublications : mensuel Corto Maltese en Italie (1988-1991) et en France (1989)
Hugo Pratt – Corto Maltese : Mû – Extrait (version en couleurs) :
