Ce jeudi, notre chronique Tiens écoute ça ! est consacrée au plus improbable des tubes planétaires : Losing My Religion de R.E.M..
Présentations
« Le prochain groupe a grandi dans la même ville que moi : Athens, Géorgie. Ils défendent beaucoup de bonnes choses : protéger l’environnement, respecter tous les gens et surtout le pouvoir et l’importance de la grande musique. Durant les 10 premières années de MTV ils sont passés de petit groupe du coin à un des plus grands groupes du monde. Mais ils n’ont jamais perdu le sens de ce qui compte vraiment. Ce soir ils sont de retour en Géorgie, pour une performance marquant leur retour à la maison. Bienvenue à la maison, Michael, Peter, Mike et Bill. R.E.M.. » (Kim Basinger, introduisant une version de Losing My Religion enregistrée à Madison pour les 10 ans de MTV)
Succès par étapes
Kurt Cobain a souvent affirmé admirer la manière dont R.E.M. a su obtenir le succès sans se renier, su gérer ce succès. Certes, le style musical du groupe, réinterprétant de façon contemporaine l’héritage des Byrds, l’exposait moins à attirer ce public macho que Cobain ne supportait pas de voir à ses concerts. Mais, même si le groupe d’Athens et celui de Seatlle étaient deux groupes de Rock indépendant sortant la même année leur Best Seller sur une major, le deuxième a connu très vite le grand succès et un tube définissant une époque, là où les choses furent plus graduelles pour le premier.
D’abord un premier album en forme de chef d’œuvre culte (Murmur). Puis leur cinquième et dernier album sur le label I.R.S., Document, première collaboration avec le producteur Scott Litt. Un album contenant un « tube sur un malentendu » : The One I love, prise pour une chanson d’amour alors qu’elle était une diatribe écologiste. Un succès, mais pas encore de quoi acquérir une dimension à la U2. Avant la signature chez Warner pour devenir des stars planétaires avec leur deuxième album sur la major.
Naissance d’un tube improbable
Une chanson de 5 minutes sans vrai refrain selon Mike Mills… et pourtant une mélodie hautement accrocheuse appelée à être reprise en chœur par les foules comme un hymne de Rock de stade. Peter Buck ne voulait à cette époque pas risquer de devenir un guitar hero et voulait inaugurer un nouveau cycle artistique avec l’album Out of Time. Il essaie d’apprendre la mandoline et trouve le riff du morceau. Un riff dont il se rendra compte un an après qu’il était influencé par l’un des plus beaux morceaux de l’univers : le thème musical du film Furyo, signé Ryuichi Sakamoto.
Entendant le riff, Bill Berry pense que Buck tient quelque chose et trouve la partie de batterie. Mike Mills compose ensuite la basse. Et vient Michael Stipe pour le texte. Lequel ne se souvient pas de gros efforts d’écriture, considérant du coup qu’il serait venu naturellement. Tout juste reconnaît-il l’influence d’un des plus célèbres « succès sur un malentendu », ce Every Breath You Take vu en son temps par une partie du public comme une chanson d’amour. Un morceau composé par un Sting en plein effondrement de son mariage, une chanson de possessivité et de harcèlement. Du morceau, Stipe tire l’idée (vieille comme le Rock) d’amour non partagé pour un texte dans lequel il n’est même pas sûr que l’être aimé par le narrateur sache que le narrateur existe. Il souhaite construire un personnage fragile qui ne sait pas s’il recevra quelque chose en retour en ouvrant son cœur.
« Losing my religion » est une expression sudiste signifiant « perdre son calme ». En la prenant au pied de la lettre, on pourrait dire qu’elle reflète l’idée que la crainte d’un amour non partagé est de nature à briser toutes les croyances que l’on a en soi. Deux passages du morceau résument les hésitations émotionnelles du narrateur. « I thought that I heard you laughing / I thought that I heard you sing / I think I thought I saw you try » (J’ai cru t’entendre rire / J’ai cru t’entendre chanter / Je pense, j’ai pensé que je te voyais essayer) : le narrateur suppose que l’être aimé lui a montré des signes d’intérêt, mais le « j’ai pensé que » raconte que tout ceci provient de son imagination. Et puis : « Oh no I’ve said too much / I haven’t said enough » (Oh non, j’en ai trop dit / Je n’en avais pas dit suffisamment) : le narrateur a-t-il trop montré ses sentiments ? Ou pas assez ? Il doute de lui-même. Il veut déclarer sa flamme, mais pas en apparaissant effrayant.
Le style poétique de Stipe ouvrira des portes permettant aux auditeurs de se réapproprier le morceau. Certains le ressentiront comme une crise de foi religieuse, d’autres comme le récit de la difficulté à faire son « coming out ». Seconde interprétation favorisée par les appels du pied à des codes culturels LGBT du vidéoclip, puis par la révélation future par Stipe de sa bisexualité. Et ce, alors que Stipe nie toute dimension autobiographique à ses chansons.
Berry est incapable de dire comment des applaudissements se sont retrouvés dans le morceau final. Buck trouve lui l’idée d’accompagnement de cordes. Il visera quelque chose de plus menaçant que lyrique. Le mixage de l’album Out of Time se fait ensuite « chez » Prince, à Paisley Park. Le groupe souhaite sortir le morceau en premier single contre l’avis de Warner – qui préférait Shiny Happy People – : il ne voulait pas avoir de tube. Le morceau deviendra pourtant leur morceau signature, celui qui les fera accéder au club des gros vendeurs.
Gainsbourg et changement d’époque
Le succès de Losing My Religion inaugure musicalement les années 1990. Il précède de très peu celui de Smells Like Teen Spirit et incarne comme lui un moment où le Rock indépendant US accède au mainstream. Dans l’hexagone, son succès survient à un moment très symbolique. Si le morceau sort en single le 19 février 1991, la plupart des amateurs de Rock « grand public » de l’hexagone le découvre à la sortie de l’album. Le 12 mars, 10 jours après la mort de Gainsbourg. Une coïncidence calendaire soulignée alors par Rock and Folk qui fit de Out of Time son disque du mois en ajoutant qu’il ne faisait pas la couve pour cause de décès de L’Homme à tête de chou. Un géant de la chanson française s’en va, un morceau débute une nouvelle époque. Et Stipe reprendra Gainsbourg des années après.
La naissance du vidéoclip d’auteur
Le morceau doit une partie de son succès à son clip. Dans les années 1980, le Rock indépendant s’était souvent inscrit en faux contre le culte de l’image engendré par MTV, culte symbolisé par l’effet booster sur la notoriété de Michael Jackson du clip de Thriller.
En 1991, un groupe de rock indépendant américain joue donc le jeu de l’image, suivi peu de temps après par Nirvana et le clip de son morceau signature. Jusque là, le groupe d’Athens réalisait ses vidéos ou les confiait à des personnalités du monde de l’art telles que Robert Longo. Stipe refusait de faire du lip syncing dans ses clips, une promesse qu’il va transgresser ici.
Le groupe et le label choisissent Tarsem Singh pour le clip du morceau. Singh avait réalisé des clips pour Suzanne Vega et En Vogue. Il commence par avoir des idées en espérant trouver le morceau et l’artiste musical qui les incarnent, à l’inverse d’un David Fincher ou d’un Mark Romanek qui créent leurs clips à partir des morceaux.
Justement, R.E.M. l’approche et partage sa passion pour Josef Koudelka, photographe franco-tchèque connu pour son travail sur les Gitans et ses photos de l’invasion de Prague par les troupes du Pacte de Varsovie qui met fin en 1968 au Printemps de Prague. Un photographe dont on retrouve l’influence dans Tired of Sleeping, clip tourné par Singh pour Suzanne Vega.
L’ouverture du clip cite Le Sacrifice de Tarkovsky (tandis que plus loin des marins Cuirassé Potemkine chanteront une partie du morceau). La trame principale provient de la nouvelle de Gabriel Garcia Marquez Un Très vieil homme aux ailes énormes. Un ange y tombe sur terre, son allure correspond au titre de la nouvelle et il se retrouve discriminé. Un sentiment d’aliénation proche de celui alors vécu par pas mal de LGBT tandis que la figure de Saint Sébastien, martyr transformé en icône gay à partir du 19ème siècle, est reprise dans le clip.
L’univers des peintures religieuses de Caravage est abondamment cité. Buck tient la mandoline dans la même posture que Le Joueur de Luth. L’âne noir de L’Adoration des bergers est repris. L’Extase de Saint-François se retrouve inversée. Là où le Saint était évanoui et l’ange debout, c’est le vieil homme ailé qui est à terre et un humain qui le contemple. Une inversion synchrone de la perte de repères qui est le sel du morceau.
Le mélange du queer et du religieux se retrouve justement dans l’influence de Pierre et Gilles, artistes homosexuels traitant selon Singh les « Dieux occidentaux » – figures religieuses et célébrités, les « icônes » en somme – comme les Indiens traitent leurs divinités. L’ombre de l’Inde se situe aussi dans la présence de divinités hindoues et dans l’influence du versant – pour citer Singh – « mélodramatique et rêveur » du cinéma indien.
Singh aurait-il justement retrouvé un peu de l’esprit de Bollywood dans la drôle de chorégraphie de Stipe ? Lequel rejoue parfois de façon littérale le texte (à genoux sur « brought me to my knees »), mime les tourments du narrateur en faisant les cent pas et se lance dans des danses naïves à l’aspect bricolé. C’est en tout cas en voyant Stipe danser en boite de nuit que Singh dit avoir trouvé l’élément unificateur de son clip.
Synchrone des éléments symboliques du texte de Stipe, le clip assemble de manière cohérente des références picturales et religieuses connues du grand public avec des références à la littérature, au cinéma d’auteur et à la culture LGBT. Un mélange d’éléments mainstream et de la « marge » de l’époque, un reflet involontaire d’un groupe connaissant le succès sans trahir sa vision artistique.
Le clip acquiert immédiatement le statut de classique. Nominé 9 fois aux MTV Music Awards de 1991, il décroche 6 récompenses, dont le Meilleur Vidéoclip de l’année, la Meilleure direction artistique et le Meilleur montage. Il représente le moment où les réalisateurs de vidéoclips commencent à être considérés comme des auteurs à part entière. MTV finira d’ailleurs par mentionner les réalisateurs/réalisatrices dans les crédits des vidéoclips diffusés. Dans la foulée, des personnalités telles que Spike Jonze, Michel Gondry, Mark Romanek, Jonathan Glazer… seront considérées comme des réalisateurs phares du format.
Ordell Robbie.
PS : La partie « Naissance d’un tube improbable » est majoritairement reprise d’un épisode de Song Exploder, série documentaire Netflix basée sur le podcast musical du même nom, au cours duquel le groupe s’exprime sur le morceau.
Losing my religion – les paroles :
Oh life is bigger
It’s bigger than you
And you are not me
The lengths that I will go to
The distance in your eyes
Oh no I’ve said too much
I set it up
(Oh la vie est plus grande / Plus grande que toi / Et tu n’es pas moi / les longueurs que j’atteindrai / La distance dans tes yeux / Oh non, j’en ai trop dit / Je l’ai provoqué)
That’s me in the corner
That’s me in the spot-light
Losing my religion
Trying to keep up with you
And I don’t know if I can do it
Oh no I’ve said too much
I haven’t said enough
(C’est moi dans le coin / C’est moi sous le feu du projecteur / Je perds mon calme / en essayant d’être à ta hauteur / Et je ne sais pas si je peux y parvenir / Oh non, j’en ai trop dit / Je n’en avais pas dit suffisamment)
I thought that I heard you laughing
I thought that I heard you sing
I think I thought I saw you try
(J’ai cru t’entendre rire / J’ai cru t’entendre chanter / Je pense, j’ai pensé que je te voyais essayer)
Every whisper, of every waking hour
I’m choosing my confessions
Trying to keep an eye on you
Like a hurt, lost and blinded fool, fool
Oh no I’ve said too much
I set it up
(Chaque murmure / De chaque heure où je suis éveillé, je / Choisis mes confessions / En essayant de garder un œil sur toi / Tel un idiot blessé perdu et aveugle / Oh non, j’en ai trop dit / Je l’ai provoqué)
Consider this (x2)
the hint of the century
Consider this, the slip
That brought me to my knees, failed
What if all these fantasies
Come flailing around
Now I’ve said too much
(Considère cela (2X) / Comme l’indice du siècle / Considère cela comme / L’erreur qui m’a amené / A m’agenouiller, raté / Qu’en serait-il si tous ces fantasmes / Venaient nous hanter / A présent que j’en ai trop dit)
I thought that I heard you laughing
I thought that I heard you sing
I think I thought I saw you try
(J’ai cru t’entendre rire / J’ai cru t’entendre chanter / Je pense, j’ai pensé que je te voyais essayer)
But that was just a dream
That was just a dream
(Mais ce n’était qu’un rêve / Ce n’était qu’un rêve)
That’s me in the corner
That’s me in the spot-light
Losing my religion
Trying to keep up with you
And I don’t know if I can do it
Oh no I’ve said too much
I haven’t said enough
(C’est moi dans le coin / C’est moi sous le feu du projecteur / Je perds mon calme / en essayant d’être à ta hauteur / Et je ne sais pas si je peux y parvenir / Oh non, j’en ai trop dit / Je n’en avais pas dit suffisamment)
I thought that I heard you laughing
I thought that I heard you sing
I think I thought I saw you try
(J’ai cru t’entendre rire / J’ai cru t’entendre chanter / Je pense, j’ai pensé que je te voyais essayer)
But that was just a dream
Try, cry, fly, try
That was just a dream
Just a dream
Just a dream, dream
(Mais ce n’était qu’un rêve / Essaie, pleure, vole, essaie / Ce n’était qu’un rêve / Rien qu’un rêve / qu’un rêve, rêve)