Taniguchi
& Sekikawa - Au temps de Botchan t.2
Le
seuil - 2003
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Le
Seuil nous propose cette année le second volume de l’épopée
Au temps de Botchan, manga en cinq volumes dessiné
par Jirô Taniguchi, et scénarisé par Natsuo
Sekikawa. Au temps se veut être « la
première manga littéraire ». Alors que le
premier volume était consacré à l’écrivain Natsume
Soseki, auteur de Botchan (mais aussi d’Oreillers
d’herbes par exemple), et tendait à décrire, à
travers la genèse de ce roman, la société japonaise
de l’ère Meiji. Ils récidivent et se penchent plus
particulièrement sur son élite intellectuelle,
confrontée à l’ouverture à l’Occident et donc à
une mutation profonde de ses valeurs et de son mode de
vie. Le second volume se concentre cette fois sur le
jeune poète Takuboku, et commence environ trois
ans après la fin du premier volume, soit en avril 1909.
Tout d’abord, l’ouvrage est un bonheur au niveau du
dessin, tant Jirô Taniguchi, auteur entre autres
de Quartier Lointain, est ici au sommet de son
art. Il nous présente un trait fin, immédiatement
identifiable, superbement réaliste, parvenant à
retranscrire avec force les émotions des personnages.
Il nous décrit les paysages et les décors de manière
très détaillée. Tant au niveau du découpage que du
trait ou du cadrage, ce second volume voit le talent de Jirô
Taniguchi éclore à son plus haut niveau.
En 300 pages de ce second volume, les deux auteurs réalisent
le tour de force, non seulement de continuer leur
panorama de la vie intellectuelle de l’époque, mais
nous présentent également la société sous tous ses
aspects. D’une part, on nous offre là un véritable
tableau historique, notamment avec l’émergence des
contestataires socialistes et anarchistes, et l’évolution
des hommes au pouvoir. Mais on nous présente également
cette société, sous son angle culturel, dans le sens où
les deux auteurs analysent avec une grande lucidité les
valeurs, les normes, le mode de vie, les remous, les
malaises qui la touchent. La retranscription historique
s’effectue avec un très grand sérieux et une véritable
précision dans les faits, laissant soupçonner
l’immense travail de recherche effectué par les
auteurs.
A l’intérieur, le récit se focalise plus précisément
sur Takuboku. Toutefois, cela n’est qu’une
manière de montrer, à travers un exemple concret, les
réalités et les contradictions culturelles de l’époque.
Takuboku est un jeune poète, à qui les vers
viennent très facilement à l’esprit. Toutefois, et
bien qu’il exerce un travail quotidien en qualité de
correcteur du feuilleton de Morita Sohei - écrivain
disciple de Soseki- il vit dans une grande
pauvreté car il n’arrive absolument pas à se
responsabiliser, en gérant ses revenus et sa vie. Il ne
cesse de demander des avances afin de pouvoir s'offrir débauche,
prostituées ou tournées alcoolisées. Il devient alors
terriblement endetté. Mais à aucun moment les auteurs
ne prennent position ou ne jugent leur personnage. Ils
nous présentent simplement un artiste dans toute sa
complexité, à qui la poésie est facile mais la vie
difficile. Et là encore, on est ébahi par la lucidité
avec laquelle les auteurs, et plus précisément le scénariste
Natsuo Sekikawa, arrivent à construire et à
retranscrire leur personnage, à comprendre le mécanisme
de sa pensée, de ses actions, de sa vie, et à mettre
en relation son mode de vie et la création artistique
qui en découle.
Et à travers Takuboku, on arrive alors mieux à
percevoir l’atmosphère de la société nippone du début
du 20ème siècle: sa vitalité culturelle, mais aussi
ses contradictions nées de l’ouverture à
l’occident, avec tout ce que cela comporte comme
ambiguïté, à la fois objet de fascination et de répulsion.
On y comprend aussi l’émergence de la modernité
politique et culturelle, l’apparition des mouvements
politiques qui marqueront le 20ème siècle
et les conséquences de la guerre russo-japonaise. Par
ailleurs, l’œuvre présente toujours une structure
temporelle véritablement impressionnante. Les multiples
allers-retours dans le temps se mettent en place avec
brio. Ils permettent de revenir sur le passé du jeune
poète et peuvent raconter des évènements culturels,
sociaux ou politiques antérieurs au fil de
l’histoire, sans dérouter le lecteur, malgré leur récurrence.
Clairement l’une des bandes dessinées les plus
ambitieuses et les plus prodigieuses de par son sujet et
sa mise en scène. Jamais linéaire, jamais ennuyeuse,
toujours passionnante. Clairement l’une de mes
lectures les plus marquantes, en tous les cas. Une
grande, une immense œuvre, absolument indispensable. Et
une suite attendue avec une très grande impatience. En
espérant que de nombreuses personnes se laissent
tenter.
Vincent
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