Seth
- Le commis voyageur
Casterman/coll.
écritures - 2003
Seth,
c'est un mélange très personnel de vague à l'âme
nostalgique lié à un rejet viscéral de la modernité,
couplé à une lucidité désabusée, désenchantée et
assumée jusque dans le pathétique. Un drôle de
personnage dont les albums parus en français (La
vie est belle malgré tout aux Humanoides associés
et Palooka ville au
Seuil) ne m'avaient jusqu'à présent guère séduit.
Mais avec ce nouvel album, Seth glisse de
l'autobiographie vers la fiction.
Rien
n'a vraiment changé, c'est toujours la même vision du
monde qui transpire de chaque planche, de chaque case.
Et pourtant, tout a changé, tant le récit m'a paru
mieux fonctionner, acquérant une ampleur, une hauteur
de vue étrangères à un univers qui peinait à se développer
pleinement dans l'autobiographie ou l'autofiction. Le
canadien Seth se place à présent clairement dans le sillage de Chris
Ware, l'auteur du génialissime Jimmy
Corrigan.
Le commis
voyageur raconte l'histoire de Clyde fans, une
entreprise familiale de vente de ventilateurs. Ce
premier volume est divisé en deux parties bien
distinctes.
Dans la première partie, on suit Abe Matchcard, ancien
représentant et puis patron de Clyde fans, à travers
une ballade solitaire dans les locaux de l'entreprise
fermée depuis belle lurette pour cause de faillite.
L'occasion pour lui de faire resurgir l'histoire de sa
vie des brumes d'un passé meilleur, à travers les
souvenirs qui resurgissent, les photos qu'il retrouve,
les lieux hantés par des fantômes. Reviennent à la mémoire
les petits trucs qui assurent une vente, les anecdotes
de tournée d'un représentant de commerce, le dynamisme
et puis le déclin d'une entreprise qui n'a pas pu évoluer
avec son temps, le frère Simon qui n'a pas pu ou voulu
jouer le jeu et s'est petit à petit muré dans son
propre monde,… Seth propose le portrait profondément touchant d'une époque révolue
et d'un vieil homme lucide qui sait qu'inéluctablement
le train est passé et qu'il n'y en aura plus d'autre.
Seth
montre tout cela avec un brio narratif époustouflant
et réussit, au-delà de l'exercice de style, le tour de
force de rendre passionnant ce monologue d'un homme déambulant
dans des lieux vides de vie. Avec une attention aux
petits détails et des cases muettes qui plantent les décors,
il parvient à instaurer un rythme de lecture et à
installer une ambiance en totale adéquation avec le
propos.
Dans la deuxième partie, on retourne 40 ans en arrière,
au temps de la prospérité de Clyde fans et on suit
cette fois Simon Matchcard, le frère d'Abe, dans sa
première tournée de ventes en tant que représentant.
Simon
éprouve d'énormes difficultés à trouver sa place
dans le monde et à instaurer des liens sociaux. Cette
première expérience professionnelle est donc pour lui
une bonne occasion de sortir de sa coquille. Mais
rapidement, tout foire, rien ne se passe comme prévu et
Simon ne parvient pas à trouver les ressources pour
influer sur des évènements qu'il ne peut maîtriser.
Terrorisé par la rencontre des clients, angoissé à
l'extrême par le monde qui l'entoure, il ne trouvera
son salut que dans la fuite.
Le
ton de cette deuxième partie est très différent,
l'angoisse succède à la nostalgie, mais c'est la même
inéluctabilité d'un impossible ajustement à la
dynamique d'un monde en mouvement qui transparaît à
travers ces deux récits qui se répondent.
Un album majeur de cette année.
Et si l'on était
cause de sa propre asphyxie? Si, sous la pression de
l'introspection, l'ouverture par laquelle on se déverse
dans le monde devenait trop étroite ou se fermait tout
à fait? Il y a des moments où je ne suis pas loin d'en
être là. Un fleuve qui coule à rebours.
Franz
Kafka - Journal
Fred
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