JC
Menu - Plates-bandes
L'association
- 80p, 12€ - 2005
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Plates-bandes
est l'un des deux premiers livres, avec Désœuvré
de Trondheim,
de la très attendue collection théorique de L'Association
Eprouvette. Contrairement au livre de Lewis
Trondheim,
celui de J-C Menu n'est pas dessiné, à l'exception des images d'extractions
dentaires dans le style de celles qui parsèment leurs
jolis catalogues.
Menu
est l'un des six membres fondateurs de L'Association,
avec Trondheim,
Killofer, Stanislas, Mattt Konture
et David B
(auxquels on pourrait ajouter Mokeit,
très rapidement parti), mais de tous ses membres c'est
celui qui s'investit le plus dans cette structure éditoriale,
en particulier sur les maquettes.
Comme annoncé dès les premières
lignes, ce petit livre de 80 pages se veut une réaction
aux nouvelles tournures que prend le contexte de la
Bande dessinée ces dernières années en France. Il fut
qualifié de pamphlet lors de sa pré-sortie à Angoulême
en janvier dernier. Je m'attendais donc à un coup de
gueule sévère, empreint d'une mauvaise foi évidente
bien qu'éventuellement assez drôle. Or, si le livre
reste conjoncturel, il s'agit au contraire d'une pensée
très claire et cohérente, doublée d'un bon coup de
plume.
Tout d'abord Menu
revient sur la terminologie pas très heureuse d' « Indépendant
» pour qualifier les livres du type de ceux édités
par L'Association. Il aurait préféré le terme
d'avant-garde mais bien qu'impropre (Glénat ou Delcourt
sont eux aussi indépendants des grands groupes, par
contre Le Seuil et Denoël en dépendent) le terme «
indépendant » sera néanmoins conservé car il a
acquis une valeur d'usage.
Une des idées maîtresse du livre
reste sa volonté éditoriale d'aller toujours de
l'avant, de se rattacher aux courants littéraires
d'avant-garde comme le surréalisme (L'Association
a beaucoup parlé des rêves dans ses livres), à un
moment où il sent ses idées non seulement réutilisées,
ce qui pourrait être une victoire, mais parallèlement
affadies et donc trahies. Le symptôme de sa démonstration
reste le sous-titre du premier numéro de la revue Black
« le retour des avant-gardes soft », comme si
l'avant-garde novatrice ( hard ?) faisait tellement peur
qu'il fallait en proposer une version allégée et
molle. De plus, pour qu'il y ait retour, encore faut-il
qu'il y ait une première avancée ! Peut-être ne
s'agit-il que d'un canular, et n'aurait donc que valeur
de symbole, puisque la revue Black
est d'un très bon niveau et que le sous-titre du N°2
est La ballade de l'homme-langouste.
Menu
dénonce donc avec force cette récupération de la
création artistique par l'industrie, où la pensée
molle s'affiche victorieuse, et prend à juste titre
l'exemple de Picasso devenu un nom de voiture.
Récupération dans le sens où cette
bande dessinée exigeante et artistique n'a pas
grand-chose à voir avec la BD formatée 48CC (48 pages
cartonnée couleurs) dont les auteurs seraient alors
abusivement qualifiés d'artistes alors qu'ils répètent
à l'infini les mêmes recettes éculées. Affadissement
puisque si tous sont des artistes, les vrais créateurs
ne peuvent se différencier des tâcherons ou des
industriels.
Un rappel historique est nécessaire.
Suite à sa période enfantine, la bande dessinée
franco-belge a peu à peu opéré sa mutation dans la
sphère adulte, souvent initiée par un groupement
d'auteurs. Hara-Kiri en est l'ancêtre fondé en
1960 (dont l'éclectique Charlie-Mensuel sera
issu), suivi des scissions de Pilote vers l'Echo
des Savanes ou Métal Hurlant au début des
années 70. Les années 80 auraient a contrario sonné
« le retour de la grande aventure » par de multiples
ersatz éditoriaux d'Indiana Jones, réhabilitant le
48CC de notre enfance. C'est en réaction avec ce retour
en arrière que des structures comme Futuropolis
puis L'Association (filiation clairement
revendiquée) se sont créées.
Ce que Menu
condamne avec force c'est toute la spécialisation Bd,
de la librairie spécialisée aux magazines spécialisés
en passant par les festivals spécialisés. La culture
BD, dont la collectionnite (en particulier celle des
objets 3D) est quelque chose qu'il exècre profondément
en ce qu'elle a de totalement monomaniaque et fermée
sur elle-même.
Menu est un maquettiste et connaît
sans doute mieux que quiconque l'importance du format et
son influence sur le fond. Ceux de L'Association
sont tous originaux, ce sont tous des albums brochés et
la plupart sont en noir et blanc, encore un point qui
les rapproche de Futuropolis et du livre
traditionnel, s'éloignant le plus possible de l'album
48CC.
La faculté des grands éditeurs pour
récupérer ces nouveaux formats en les standardisant,
et au premier rang la collection Ecritures de
chez Casterman qu'il condamne de toutes ses forces,
l'oblige à se poser la question de cette éternelle récupération
« néo-libérale ».
Cette récupération s'est opérée
de deux manières distinctes. Soit on pille les auteurs
de la mouvance "indé", comme l'a fait la
collection Poisson-Pilote (ou comme le fait
actuellement Aire Libre) soit on imite par le
format en y mettant un peu n'importe quoi et sans
soigner l'objet (Encrage chez Delcourt, Tohu-Bohu
chez Humanos, suivi d’une première tentative ratée
chez Dargaud de Romans-bd). S'il est assez indulgent
avec le premier cas de figure, par amitié envers Guy
Vidal (créateur de la collection Poisson-Pilote)
et parce qu'il peut comprendre l'idée de pouvoir
toucher un plus grand nombre de personnes, bien qu'il
continue de condamner le format, ou parce que
l'entreprise n'aurait pas eu grand sens à L'Asso
(cf la série Donjon chez Delcourt), il est bien
plus sévère avec les suiveurs du format qui ne
soignent ni l'objet-livre ni le contenu. Là où sa colère
atteint son paroxysme c'est avec cette fameuse
collection Ecritures de Casterman qui fait des
livres dans le format « Asso » avec un contenu s'en
approchant, mais de manière soft sans recherche
avant-gardiste (l'exemple le plus parlant étant le
fameux Blankets de Thompson
initialement refusé à l'Asso entre autres pour plagiat
Blutchien). Il y voit donc une tentative du
microcosme pour éliminer L'Association (nous
faisons la même chose mais avec la puissance d'un
grand, donc ces emmerdeurs de L’Asso deviennent
inutiles) et toute recherche avant-gardiste, via des
livres finalement formatés qu'il finit par comparer à
l'affreuse collection J'ai Lu. En prenant
l'exemple de Louis
Riel dont il ne reste rien de l'objet initial après
traduction on comprend que le souci de Casterman n'est
pas la réalisation d'un beau livre mais de s'engouffrer
dans un créneau. Il est cependant bien conscient du rôle
historique des premiers temps d'(A Suivre) avec
de gros albums à la pagination variée comme La
ballade de la mer salée, Ici
même, La
jonque fantôme vue de l'orchestre ou les Muñoz/Sampayo,
format peu à peu abandonné pour y revenir parce que le
vent a tourné. Il se souvient également du refus de
tous les éditeurs BD, Casterman en tête, d'éditer le Maus
de Spiegelman qui trouvera refuge chez Flammarion, qui n'est pas un éditeur
de bandes dessinées.
Il en vient ensuite à l'imposture de
la reprise Futuropolis par Soleil. Il s'agit ni plus
moins pour cet éditeur d'occuper tout le terrain,
depuis la BD poubelle à la Bd haut de gamme, tout en
faisant fi de l'histoire de Futuropolis, de ses
exigences et de sa totale opposition à la démarche
mercantile de type Soleil. Menu
compare à juste titre ce cauchemar éditorial à
une éventuelle cession de la NRF à l'Almanach Vermot.
Menu
s'en prend ensuite à la presse BD, à l'exception
notable de Ferraille, et tout particulièrement
à Calliope (dessin de Marjane
Satrapi détourné en racolage érotico-pornographique
qui se terminera par un procès et une grosse amende de
la société éditrice), et surtout « Bandes dessinées
magazine » et son coté Voici-BD qui tente d'enrôler
toutes les formes de la bande dessinée, y compris
celles qui veulent prendre leurs distances avec le
microcosme. D'où le retour sur son refus d'envoyer un
Service de presse au journal qui souhaitait parler de Poulet
aux prunes de Marjane
Satrapi, qui prend ainsi tout son sens. D'autre part
ce n'est qu'après de multiples demandes que Menu
finit par craquer et insulter par mail l'un des
journalistes du torchon.
On l'a vu Menu
refuse de se résoudre à ce que cette récupération
soit dans l'ordre des choses, son opposition à ce qu'il
nomme le microcosme ou la BD (terme très péjoratif
pour lui) est totale et radicale. Bref il refuse
l'amalgame. Tout en continuant à aimer passionnément
la bande dessinée, celle des Gébé,
des Forest, Tardi, Masse, Fred,
Goossens, F'Murrr, Muñoz,
Baudoin, Crumb, Spiegelman,
Ware, celle de ses amis .
Il trouve tout de même quelques
raisons d'espérer par l'ouverture des librairies généralistes
à la bande dessinée (dure combat pas encore totalement
gagné), suivie par l'arrivée des éditeurs
traditionnels vers cette nouvelle bande dessinée (Denoël
Graphic, Actes Sud tout récemment, Le Seuil et
Autrement étant pionnier en la matière) délaissant au
passage la BD 48CC. Par certains cotés, la bande dessinée
de création rejoindrait alors le livre d'images en général
et ferait sécession avec la BD.
Inversement les structures indépendantes
étant d'une extrême fragilité, sur tous les plans, il
se demande si l'histoire ne retiendra pas que les années
1994-2004 resteront celles d'un âge d'or révolu, au même
titre que les années 1969-1979.
C'est sur cette dernière ambivalence
que se termine ce livre où la passion et les exigences
de Menu pour
son art transparaissent à chaque page. Bien sûr on
peut le trouver parfois injuste ou simplificateur, en
particulier avec certains petits éditeurs qu'il ne ménage
pas (La boîte à bulles, Le cycliste, Carabas, Cafetière,
Paquet) alors que la plupart ont sorti quelques livres
qui sortent du lot ( (A) Mère, Corps de rêve,
L'âge de raison)
ou publiés certains auteurs (la jeune Vanyda
et surtout Marc
Kalesniko). On peut regretter qu'il semble rejeter
en bloc la bd alors qu'il sait très bien, il l'avoue même
rapidement, que des chefs d’œuvres en sont issus. On
peut également se poser la question de la rupture des
années 80, qui parallèlement au retour de la grande
aventure et à l'apparition des séries historico-cul de
Glénat proposera de nombreux chefs-d’œuvre (souvent
par les auteurs de son Panthéon). On peut également se
poser la question de la filiation naturelle des séries
classiques enfantines des années 50 et 60 qui finirent
par imposer un format, alors que Menu
n'y voit qu'une espèce de copiage pour des objets très
différents. Mais globalement la situation actuelle de
l'édition (et encore n'évoque-t-il pas la
surproduction suicidaire) est décrite avec une grande
lucidité, avec sincérité et avec force.
Peut-être que ce livre salutaire
marque, enfin, l'émergence d'un discours critique sur
la bande dessinée, très loin d'un petit snobisme à la
Télérama où le savoir parler remplace bien souvent la
connaissance, loin également d'une sémiologie pas
toujours bien digérée à la Groensteen.
Un livre passionnant qui devrait déranger plus d'un bédéphile!
Philippe
Madar
Date
de parution : 5 février 2005
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