Il
est des films que l’on voudrait porter au
pinacle, défendre toutes griffes dehors tant leur
propos nous touche et nous émeuve, d’autant
plus s’il se double de l’invention d’une
forme cinématographique ayant tout lieu de réjouir
le cinéphile exigeant, mais néanmoins curieux de
la marche du monde. On se disait ainsi que le
dernier film du cinéaste mauritanien de En
attendant le bonheur (2002) pourrait bien
parvenir à synthétiser la forme et le fond en
proposant une œuvre inédite et audacieuse.
L’appréciation est au final plus mitigée, qui
oscille entre déception et regrets, même si Bamako
demeure un film intéressant à plus d’un titre.
Le
fond ? C’est en gros le clivage Nord-Sud,
la situation de l’Afrique vue comme un espace
d’injustices, mise à mal par le rôle
destructeur des institutions internationales :
Banque mondiale et Fonds monétaire international.
Celles-ci par la mise en place d’une politique
d’ajustements structurels d’inspiration très
libérale, ont ainsi contribué au démantèlement
des services publics, à la suppression des
subventions accordées par les Etats et aux
licenciements de nombreux fonctionnaires. Dans le
même temps, les populations des pays placés sous
ajustement structurel se sont de plus en plus paupérisées,
au détriment des conditions sanitaires et éducatives.
La
forme ? Un procès imaginé entre les représentants
et leurs avocats des grands organismes planétaires
et les témoins et victimes des politiques menées.
Là où réside l’inventivité de Bamako,
c’est par le choix du lieu et du contexte dans
lesquels cet étrange procès prend place. Dans la
cour d’une maison à Bamako, pas n’importe
laquelle puisqu’il s’agit de la cour de la
maison du père du réalisateur, aujourd’hui
disparu, construite dans le quartier populaire
d’Hamdallaye. Une cour (de justice) dans une
cour (de maison) en quelque sorte. Cependant, Abderrahmane
Sissako ne se limite pas à délocaliser le
tribunal. De surcroît, il fait coexister le procès
et la vie des personnes vivant autour de cette
cour, continuant à vaquer à leurs occupations :
teinture d’étoffes, lavage, préparation de la
cuisine et soins aux malades. Pour le réalisateur,
le choix de ce dispositif original en rupture avec
les narrations traditionnelles qu’il a mises en
scène jusqu’ici répond à la nécessité de créer
une interférence entre la parole délivrée à la
barre – solennelle et intellectuelle – et la
vie quotidienne des habitants de la cour. La création
de mini-fictions à peine ébauchées : un
couple qui se sépare, un autre qui se marie, un
homme mal en point sur son lit permet de sortir du
huis clos pesant et de digérer les informations
terribles assénées par les différents témoins,
au nombre desquels il faut compter avec de
nombreuses femmes et des hommes si exténués et
si désespérés qu’il ne leur reste qu’un
silence prolongé ou un long cri plaintif comme
tout témoignage.
Alors,
pourquoi Bamako qui mêle si subtilement
documentaire (les caméras vidéo et le preneur de
son utilisés pour la captation du procès sont
visibles à l’image) et fiction (retour au découpage,
aux champs-contrechamps, aux plans-séquence) ne
suscite t-il pas de notre part plus
d’emballement ? Pour deux motifs
principaux. L’un tient au dispositif lui-même
dont Bamako, nous semble t-il, finit par être
prisonnier, c’est-à-dire par l’impression
tenace de ne plus voir que lui, impression renforcée
lorsque est immiscée la scène du western
spaghetti, censée illustrer la part de
responsabilité qui incombe aux dirigeants
africains, mais qui est plus agaçante et désopilante
que symbolique. L’autre se situe sur le plan de
la relative incompréhension de ce qui fait
l’objet même du procès. Et c’est sans doute
l’aspect le plus gênant de Bamako, à
savoir un sujet éminemment complexe aux
ramifications multiples où s’entrecroisent
services sociaux et services de la dette,
absolument pas débroussaillé ni expliqué pour
un spectateur peu au courant de ces problèmes.
C’est
donc davantage à travers les visages graves et
tendus à l’écoute des hauts-parleurs, les yeux
souvent tristes et résignés des habitants d’Hamdallaye
qui n’attendent rien du verdict du procès que Abderrahmane
Sissako nous fait percevoir, et avec quelle
beauté, quelle humanité, la détresse et les
tragédies de l’Afrique subsaharienne. La cinématographie
africaine est néanmoins si rare, donc si précieuse,
qu’il n’est nullement question ici de ne pas
saluer la démarche salutaire d’un cinéaste
engagé, accomplissant l’acte nécessaire et
magnifique de rendre justice.
Patrick
Braganti
Docu-fiction
français, malien – 1 h 58 – Sortie le 18
Octobre 2006
Avec
Aïssa Maïga, Tiècoura Traoré, Hélène Diarra
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