cinéma

Forty shades of blue de Ira Sachs

[3.5]

 

 

A Memphis, ville emblématique de la naissance du rock, Alan est une gloire locale : un producteur blanc féru de musique noire et amateur inconditionnel de soul et de blues. Une gloire certes, mais déjà un peu passée, encore la tête dans les années 60 et 70 à l’image de son look vieillot et de la décoration surannée et datée de sa maison. Avec sa dégaine à la Pavarotti, même barbe fournie et même regard tombant, Alan pourtant célébré par ses pairs dans des cérémonies ringardes et bon enfant ne fascine plus que quelques groupies en manque de sensations ou quelques vieux musiciens nostalgiques. En fait, la seule chose qui détonne dans le décor si formaté de l’artiste égocentrique et somme toute aigri, c’est son épouse Laura. Plus jeune que lui – elle est sa seconde femme -, Laura est une russe que Alan a rencontrée à Moscou puis ramenée dans ses bagages et qui lui a donné un petit garçon Sam.

 

A la première vision de Laura (Dina Korzun éblouissante) déambulant dans une galerie marchande chic, puis se maquillant avec application, on est de suite subjugués par cette silhouette longiligne, presque osseuse, carrément fantomatique. Un port majestueux, une évanescence réelle, une étrangeté au monde qui l’entoure, une femme déplacée, déracinée ; ce qu’est bien sûr Laura, la jolie russe dont Alan sans doute émoustillé par sa jeunesse et sa plastique de mannequin a fait sa chose : ce bel objet avec lequel on se rend dans les soirées mondaines, que l’on exhibe fier et rassuré de sa séduction. Ce qui n’empêche nullement ce goujat d’Alan de draguer la première midinette en vue et de laisser choir sa compagne, laquelle noyant sa solitude dans le vin blanc se fait raccompagner à la maison par un dragueur malotru et entreprenant. C’est cette vision d’une femme d’abord ivre, apparemment facile et séductrice, que reçoit d’abord en pleine nuit Michael, le premier fils de Alan, juste débarqué pour assister aux différentes fêtes organisées en l’honneur de son père.

Passé ce contact peu favorable, Laura et Michael vont se regarder différemment, partageant la même distance et l’irrespect mufle et égoïste que leur témoigne Alan. La vie fragile de Laura se déséquilibre avec ce nouveau regard porté sur elle.

 

Une histoire de (res)sentiments entre trois personnes, c’est sans doute vieux comme le monde. Mine de rien, Forty shades of blue réussit joliment son coup dans la composition subtile et délicate de ses personnages. Tout ici est construit par petites touches, des attitudes lourdes de sens. Laura dégage une vulnérabilité attachante, espèce d’animal en recherche de territoire circonscrit au centre commercial, au studio d’enregistrement ou à l’école de son fils. Invisible pour son père, empêtré dans sa vie de couple, Michael est à sa manière tout aussi fragile et paumé que sa belle-mère et le point de contact entre ces deux-là paraît évident. Encore mal à l’aise avec la langue, Laura ne sait ni mentir ni tricher et fait preuve d’une touchante franchise avec le père et le fils.

Estampillé « cinéma indépendant américain », Forty shades of blue , mélancolique et intimiste, sort largement du cadre préétabli. Car s’il y a peu de moyens et pas de vedettes hollywoodiennes, il y a surtout un scénario juste, une écriture fine. Une belle surprise en somme à découvrir.

 

Patrick Braganti

 

Film Américain – 1 h 47 – Sortie le 7 Décembre 2005

Avec Rip Torn, Dina Korzun, Darren E. Burrows

 

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