cinéma

La mauvaise éducation de Pedro Almodovar   

 

 

    Quel film... Quels films, serait-on plutôt tenté de dire, tant les niveaux de lecture, les intrigues, les émotions abondent dans La Mala educacion.

Après la tristesse profonde, pure et cathartique de Parle avec elle, tristesse qui vidait le spectateur de toutes les larmes de son corps pour mieux l'emplir d'un espoir aussi paradoxal que brûlant, le nouvel Almodovar nous laisse pour le moins troublés, sens dessus dessous, confus... Confusion des sentiments bien sûr (même si la noirceur l’emporte irrémédiablement), confusion des intrigues, des personnages et de leur identité, confusion des genres, de la bonne manière d’appréhender le film.

 

    On sait en effet maintenant que Pedro portait ce film en lui depuis de nombreuses années, qu’il s’inspirait pour une large part de son enfance dans un collège religieux de la Mancha, de son expérience de soliste dans une chorale, de ses amitiés, de ses débuts de réalisateur hype dans le Madrid de la Movida. Autant d’éléments qui figurent dans La Mala educacion, et sur lesquels on ne reviendra pas : il s’en est suffisamment expliqué dans les média, et le film lui-même est assez explicite.

 

    C’est en tout cas ce qui constitue le premier film dans le film, un récit largement autobiographique doté d’une identité visuelle spécifique avec un filmage aussi nostalgique que douloureux : incroyable séquence glaçante et paradisiaque sur Moon River, achevée par un plan aussi évocateur et beau qu’audacieux, que lui seul sans doute pouvait se permettre ; partie de football irréelle et fixant un pur moment d'éternité. Il est également significatif que les seuls moments comiques (dus à Javier Camara) aient été insérés dans le récit lu par Enrique (Fele Martinez), séquence où Almodovar joue à faire du Almodovar ancienne manière, condensant tout ce que son cinéma a de plus voyant: sexualité crue et burlesque, drogue, travestis.

 

   Car loin de céder à la « facilité » de l’évocation douloureuse et/ou intimiste de ses années de franquisme (facilité que nous étions de toutes façons tout prêts à lui concéder…), loin de nous donner le film que nous attendions peut-être de lui, il déroule dans la 2ème partie un autre film, « réel » lui, à la noirceur sans repentir et d’une froideur nouvelle (pas étonnant de saisir au détour d’un plan l’affiche de Double Indemnity).

 

    Dans cette 2ème partie, Almodovar nous rappelle à l’ordre et il faut en quelque sorte oublier ce qu’il s’est passé (sans pour autant oublier le passé, qui n’en finit pas de se répercuter sur le présent) et qu’il ne fallait pas (toujours) prendre pour argent comptant. Surprise alors, de constater que le padre Manolo n'est pas ce bel homme ténébreux et tourmenté, cette figure vampirique sillonnant les dortoirs du collège catholique: l'image que nous nous étions forgée de lui ne provenait en effet que la pièce écrite par Ignacio… De même pour le « vrai » Ignacio lui-même (impossible d’en dire plus sans dévoiler le film…), certes travesti, mais junkie authentique et pathétique. Il faut alors revenir sur la magnifique scène du tournage dans le film, pendant laquelle après le clap de fin de scène, un décor se démonte en quelques secondes pendant que le personnage interprété par Gael Garcia Bernal (sublime en « homme fatal » à l’innocence machiavélique) est encore sous le choc de ce qu’il a dû interpréter. Manière pour Almodovar de signifier que le cinéma est un formidable outil de sublimation du réel, mais que ce dernier aura toujours le dernier mot, qu’il sera toujours plus douloureux que le plus douloureux des récits…

 

    La Mala educacion rompt avec la petite musique intime qui conférait un tempo si homogène et harmonieux à Parle avec elle, qui lui donnait un aspect serein malgré la tragédie. Mais si son rythme est plus haché, c’est qu’il est l’écho de pulsions tumultueuses, d’un véritable labyrinthe de passions. Il n’en constitue pas moins un nouvel accomplissement pour son réalisateur, l’un des (très) rares actuellement qui donne à voir du Cinéma avec un grand C (on peut songer à De Palma, voire à Lynch en le voyant), c’est à dire du réel transfiguré et sublimé, de la fiction, du grand spectacle à la réalité et à l’épaisseur presque palpables. Grandiose.

 

Espagne – 1h50 - Sortie le 12 mai 2004

 

Laurent