Il
y a quelques semaines, c’était un ministre,
dans Jardins en automne, qui tournait le
dos à son ancienne vie pour s’en inventer une
nouvelle, joyeuse et cocasse. Aujourd’hui,
c’est un avocat, Charles Benesteau, qui opère
la même bifurcation. Mais Le Pressentiment,
premier film réussi et inspiré de l’acteur Jean-Pierre
Darroussin, un des membres fidèles de la
bande à Guédiguian, n’a pas grand-chose à
voir avec le film de Otar Iosseliani. Ni dans son
esprit, ni dans sa mise en scène et encore moins
dans sa résolution.
Charles
Benesteau décide de son propre chef de quitter
travail, femme et appartement cossu pour aller
vivre dans un quartier populaire de l’Est
parisien. Ne plaidant plus, il accepte de fournir
quelques conseils, notamment à un voisin désireux
de se séparer de sa femme. Lorsque celui-ci finit
par l’assommer, l’expédiant à l’hôpital
dans le coma et se retrouvant lui-même derrière
les barreaux, Sabrina, la fille du couple, délaissée
et choquée, atterrit chez Charles qui recrute
pour s’en occuper une voisine énergique, qui ne
mâche pas ses mots. Le bonhomme atypique dans son
nouvel environnement suscite le respect curieux
avant de déclencher la foudre de ses voisines
jalouses et commères.
L’épisode
burlesque et décalé de la cohabitation entre
Charles, Sabrina et Isabelle, bientôt remplacée
par Eugénie, constitue le centre du film sans
pour autant en restituer la totalité, autrement
plus complexe et moins simpliste qu’une réduction
à un mélange détonnant de cultures et de points
de vue.
Car
le personnage de Charles Benesteau, dont on
comprend assez bien la décision de tout plaquer
au regard de son épouvantable famille et de sa
snobinarde épouse, se révèle plutôt opaque et
imprécis quant à ses objectifs et ses
motivations. La relation ainsi nouée avec la
mutique Sabrina s’apparente t-elle à une
protection tendre et paternaliste – Sabrina en
substitut du fils légitime et lointain Ferdinand
– ou se nourrit-elle d’une secrète – et
somme toute possible – attirance pour
l’adolescente ? Prenant conscience de
l’extrême privilège de sa vie jusqu’à présent,
où même les peines les plus terribles sont prévisibles
et donc anticipées, Charles Benesteau fait le
choix de la solitude et du repli sur soi, au
moment où il s’arrête et questionne la
possibilité d’être quelqu’un d’autre.
Quoiqu’il
en soit, lorsque tout rentre dans l’ordre,
c’est-à-dire lorsque Charles se retrouve seul
et face à lui-même, devant son cahier qu’il
noircit laborieusement de ses états d’âme, on
réalise que la péripétie Sabrina n’aura juste
été qu’un divertissement, un petit obstacle
ralentissant le but qu’il semble s’être
assigné : se détacher du monde et des gens
décevants et intéressés, mesquins et étroits,
dans un effacement progressif et misanthropique,
malgré son côté bon samaritain et humaniste.
Dans sa dernière partie, Le Pressentiment
prend une tournure onirique qui donne tout son
sens à la démarche de Charles Benesteau.
Il
faut reconnaître à Jean-Pierre Darroussin
une belle audace à adapter pour sa première réalisation
le roman au titre éponyme d’Emmanuel Bove.
Car, s’il y a une sensation difficile à décrire,
donc à mettre en scène, c’est bien celle du
pressentiment, qui touche à l’intuition
personnelle et à la perception inexplicable à
autrui de signes avant-coureurs.
Transposé
dans l’époque actuelle, même si le film
s’inscrit dans une certaine intemporalité, Le
Pressentiment est une œuvre déconcertante,
au charme joliment suranné et doux-amer à
l’image de son héros, lunaire et détaché, se
déplaçant stoïque et impérial, à bicyclette
dans les rues parisiennes.
Comédie
décalée qui cultive les plaisirs de la
contemplation et du dilettantisme – sieste dans
un parc, longues lectures étendu sur un lit –
et égratigne aussi bien le milieu populo
qu’intello – Madame Benesteau est un must dans
le genre – , Le Pressentiment est une
gourmandise qu’il faut prendre le temps de déguster
pour en garder longtemps en bouche son goût.
Jean-Pierre
Darroussin réussit donc un double exploit :
d’abord, s’approprier et rendre accessible
l’univers d’un auteur réputé mais encore
trop confidentiel, et ensuite mettre en adéquation
son travail en tant que cinéaste avec sa
personnalité fine et sensible, à la juste écoute
du monde, telle que ses prestations comme comédien
nous l’avaient fait…pressentir.
Patrick
Braganti
Drame
français – 1 h 40 – Sortie le 4 Octobre 2006
Avec
Jean-Pierre Darroussin, Valérie Stroh, Amandine
Jannin
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