cinéma

Le Pressentiment de Jean-Pierre Darroussin

[4.0]

 

 

Il y a quelques semaines, c’était un ministre, dans Jardins en automne, qui tournait le dos à son ancienne vie pour s’en inventer une nouvelle, joyeuse et cocasse. Aujourd’hui, c’est un avocat, Charles Benesteau, qui opère la même bifurcation. Mais Le Pressentiment, premier film réussi et inspiré de l’acteur Jean-Pierre Darroussin, un des membres fidèles de la bande à Guédiguian, n’a pas grand-chose à voir avec le film de Otar Iosseliani. Ni dans son esprit, ni dans sa mise en scène et encore moins dans sa résolution.

 

Charles Benesteau décide de son propre chef de quitter travail, femme et appartement cossu pour aller vivre dans un quartier populaire de l’Est parisien. Ne plaidant plus, il accepte de fournir quelques conseils, notamment à un voisin désireux de se séparer de sa femme. Lorsque celui-ci finit par l’assommer, l’expédiant à l’hôpital dans le coma et se retrouvant lui-même derrière les barreaux, Sabrina, la fille du couple, délaissée et choquée, atterrit chez Charles qui recrute pour s’en occuper une voisine énergique, qui ne mâche pas ses mots. Le bonhomme atypique dans son nouvel environnement suscite le respect curieux avant de déclencher la foudre de ses voisines jalouses et commères.

L’épisode burlesque et décalé de la cohabitation entre Charles, Sabrina et Isabelle, bientôt remplacée par Eugénie, constitue le centre du film sans pour autant en restituer la totalité, autrement plus complexe et moins simpliste qu’une réduction à un mélange détonnant de cultures et de points de vue.

 

Car le personnage de Charles Benesteau, dont on comprend assez bien la décision de tout plaquer au regard de son épouvantable famille et de sa snobinarde épouse, se révèle plutôt opaque et imprécis quant à ses objectifs et ses motivations. La relation ainsi nouée avec la mutique Sabrina s’apparente t-elle à une protection tendre et paternaliste – Sabrina en substitut du fils légitime et lointain Ferdinand – ou se nourrit-elle d’une secrète – et somme toute possible – attirance pour l’adolescente ? Prenant conscience de l’extrême privilège de sa vie jusqu’à présent, où même les peines les plus terribles sont prévisibles et donc anticipées, Charles Benesteau fait le choix de la solitude et du repli sur soi, au moment où il s’arrête et questionne la possibilité d’être quelqu’un d’autre.

Quoiqu’il en soit, lorsque tout rentre dans l’ordre, c’est-à-dire lorsque Charles se retrouve seul et face à lui-même, devant son cahier qu’il noircit laborieusement de ses états d’âme, on réalise que la péripétie Sabrina n’aura juste été qu’un divertissement, un petit obstacle ralentissant le but qu’il semble s’être assigné : se détacher du monde et des gens décevants et intéressés, mesquins et étroits, dans un effacement progressif et misanthropique, malgré son côté bon samaritain et humaniste. Dans sa dernière partie, Le Pressentiment prend une tournure onirique qui donne tout son sens à la démarche de Charles Benesteau.

 

Il faut reconnaître à Jean-Pierre Darroussin une belle audace à adapter pour sa première réalisation le roman au titre éponyme d’Emmanuel Bove. Car, s’il y a une sensation difficile à décrire, donc à mettre en scène, c’est bien celle du pressentiment, qui touche à l’intuition personnelle et à la perception inexplicable à autrui de signes avant-coureurs.

Transposé dans l’époque actuelle, même si le film s’inscrit dans une certaine intemporalité, Le Pressentiment est une œuvre déconcertante, au charme joliment suranné et doux-amer à l’image de son héros, lunaire et détaché, se déplaçant stoïque et impérial, à bicyclette dans les rues parisiennes.

Comédie décalée qui cultive les plaisirs de la contemplation et du dilettantisme – sieste dans un parc, longues lectures étendu sur un lit – et égratigne aussi bien le milieu populo qu’intello – Madame Benesteau est un must dans le genre – , Le Pressentiment est une gourmandise qu’il faut prendre le temps de déguster pour en garder longtemps en bouche son goût.

Jean-Pierre Darroussin réussit donc un double exploit : d’abord, s’approprier et rendre accessible l’univers d’un auteur réputé mais encore trop confidentiel, et ensuite mettre en adéquation son travail en tant que cinéaste avec sa personnalité fine et sensible, à la juste écoute du monde, telle que ses prestations comme comédien nous l’avaient fait…pressentir.

 

Patrick Braganti

 

Drame français – 1 h 40 – Sortie le 4 Octobre 2006

Avec Jean-Pierre Darroussin, Valérie Stroh, Amandine Jannin